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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

ment universel et les causes finales. Y en a-t-il qui n’avouent pas que ces deux arguments présentent de sérieuses difficultés ? Le consentement universel peut-il passer pour un argument sans réplique ? Et Carnéade n’avait-il pas le droit de rappeler aux stoïciens que, selon leur doctrine, tous les hommes sont des insensés ? Fénelon lui-même, peu suspect en cette manière, avouait que la preuve des causes finales est « une voie moins parfaite » pour arriver à l’existence de Dieu. Nier l’existence du mal, pour n’avoir pas à l’expliquer, est un procédé trop facile. « Quand les stoïciens, dit M. Martha, dans leur optimisme sans mesure et sans nuance, prétendaient que tout est bien dans le monde, que la sagesse divine a tout formé pour l’utilité du genre humain, Carnéade n’avait-il pas le droit de leur demander en quoi servent au bonheur de l’humanité les poisons, les bêtes féroces, les maladies, pourquoi Dieu a donné à l’homme une intelligence dont il peut abuser, et qu’il peut tourner au crime ? » Carnéade était dans le vrai quand il disait, non pas qu’il n’y a pas de Dieu, mais que l’existence de Dieu n’est pas démontrée par toutes ces preuves.

C’est une remarque juste et profonde d’Éd. Zeller[1] que les arguments de Carnéade portent plus loin que le but qu’ils visaient directement. Ils n’atteignent pas seulement le grossier anthropomorphisme des stoïciens, qui donnait aux Dieux des corps et des sens ; ils mettent en lumière les graves difficultés que rencontre toute conception de la personnalité divine. Comment le parfait, l’infini, l’absolu, est-il en même temps une personne, c’est-à-dire, à ce qu’il semble, une existence déterminée et limitée, et comme telle, soumise aux imperfections de la nature humaine, à l’image de laquelle on se la représente ? Les adversaires du théisme en tout temps n’ont guère fait que répéter sous d’autres formes les arguments de Carnéade. Accordons, si l’on veut, que ces raisons aient été incomplètes et insuffisantes : les difficultés qu’elles signalent sont-elles imaginaires ? Sont-elles entièrement

  1. Philos. der Griechen, t. IV, p. 507.