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LIVRE III. — CHAPITRE IV.

goras, disciple d’Héraclite, remarquant le caractère relatif des sensations, constatant que les choses n’existent pour nous que quand elles sont perçues par nous, et que leur nature dépend de cette perception, avait déclaré que toutes les apparences sont également vraies. C’est dans le même sens, purement phénoméniste, qu’Ænésidème admettrait la coexistence des contraires. Il y aurait ainsi dans l’œuvre d’Ænésidème une partie positive, et cela, non seulement au point de vue pratique, mais même au point de vue théorique. Cette partie positive contiendrait une triple affirmation : d’abord celle de l’existence des phénomènes, qu’aucun sceptique n’a jamais contestée ; puis celle de la possibilité de la science, ou de la recherche (ζήτησις) que les sceptiques regardent comme légitime, puisque la vérité n’est pas encore trouvée, au lieu que les dogmatistes doivent la déclarer inutile, puisqu’ils se croient d’ores et déjà en possession de la vérité ; enfin celle de la succession régulière des phénomènes ou des apparences données par l’expérience ; cette succession peut être prévue, sans qu’on affirme rien des choses en elles-mêmes. Tel serait le sens de la distinction faite par les sceptiques entre les signes commémoratifs, qui rappellent des phénomènes observables, mais actuellement inaperçus, et les signes indicatifs (σ. ἐνδεικτικόν) qui, d’après les dogmatistes, font découvrir des choses toujours cachées (ἄδηλα)[1]. Les choses sensibles ou intelligibles (νοητά, αἰσθητά) nous seraient à jamais inaccessibles ; les sensations (αἰσθήσεις) et même les raisonnements (νοήσεις) seraient fort légitimes. Par la première de ces thèses, Ænésidème resterait sceptique ; par la seconde, il se rapprocherait d’Héraclite, et pourrait soutenir que, dans les phénomènes, les contraires coexistent. Mais tout en proclamant cette coexistence des contraires, Ænésidème ajoute que certaines apparences, communément reconnues par tous, sont vraies[2] : les autres, n’obtenant que des

  1. Nous avons montré plus haut que cette distinction ne doit pas être attribuée à Ænésidème (p. 369).
  2. Hirzel insiste aussi sur ce point (p. 96) et il fait remarquer les analogies de cette formule d’Ænésidème avec la règle ouvertement acceptée par les sceptiques,