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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/344

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LIVRE IV. — CHAPITRE II.

inactif, le sceptique vit sans avoir d’opinion, uniquement attaché aux apparences, el aux pratiques de la vie commune. Il obéit aux suggestions de la nature, et fait usage de son intelligence, comme le premier venu ; il suit l’impulsion de ses passions, mange s’il a faim, boit s’il a soif. Respectueux des lois et coutumes de son pays, il regarde la piété comme un bien, l’impiété comme un mal : il apprend et cultive les arts. Qu’on ne l’accuse donc pas de s’enfermer dans l’oisiveté, s’il veut être conséquent avec lui-même, et de tomber dans l’absurdité et les contradictions, d’être forcé par exemple, si un tyran lui ordonne de faire une mauvaise action, de choisir entre le crime et la mort, ce qui est contraire à ses maximes[1]. Raisonner ainsi, c’est oublier que le sceptique ne se conduit pas d’après des règles philosophiques : il s’en rapporte à l’observation et à l’expérience[2], qui n’ont rien à faire avec la philosophie. S’il est mis en demeure par un tyran de faire une action défendue, sans s’inspirer d’autre chose que des lois de sa patrie, il saura prendre une décision ; car il peut, comme tout le monde, préférer certaines choses, et en éviter d’autres.

Par là, il atteint le but qu’il se propose, et qui est l’ataraxie à l’égard des opinions, la métriopathie à l’égard des choses que nul ne peut éviter[3]. Le dogmatiste qui a une opinion sur le bien et sur le mal, qui croit par exemple que la pauvreté est un mal, est deux fois malheureux : parce qu’il n’a pas ce qu’il désire, et parce qu’il se travaille pour l’obtenir. Obtient-il la richesse ? il est trois fois malheureux, parce qu’il se laisse aller à une joie immodérée, parce qu’il fait tous ses efforts pour garder ses trésors, parce qu’il est torturé à l’idée de les perdre[4]. Toutes ces peines sont épargnées au sceptique. Il est vrai qu’il n’échappe pas plus que les autres aux douleurs sensibles : il pourra souffrir de la faim, de la soif ou du froid. Mais si la douleur dont il

  1. M., XI, 164.
  2. M., XI, 165 : Ἀφιλόσοφος τήρησις.
  3. P., I, 25.
  4. M., XI, 146-160.