Page:Vignier - Album de vers et de prose, 1888.djvu/15

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m’était devenue trop indifférente pour que je daigne modifier ma route.

Elle joignit une compagne, et toutes deux pénétrèrent dans l’allée d’une maison de la rue Saint-Honoré.

À la seconde où elle disparaissaient, soudainement, chimériquement, comme en un conte du Maître Banville, une idée — absurde — s’empara de moi. Rions en de concert, mes bons amis, c’est du dernier falot ! Je jugeai, hi, hi !… je jugeai… quelle devait être mon atonie !… je jugeai qu’il serait beau, à moi d’offrir pendant une nuit, à cette sûre nostalgique d’amour, l’illusion parfaite qu’elle était, hi, hi !… qu’elle était aimée… hi, hi, hi ! Vous ne riez pas, c’est pourtant du dernier… Car je ne puis pas invoquer comme excuse l’attrait d’une froide expérience à tenter ; le satanisme de don Juan n’était pas le mobile qui me guidait ; bien au contraire j’ai agi sous l’empire mal dissimulé d’un sentiment humanitaire, d’un besoin de vague à l’âme à satisfaire.

Bref, je mis mon idée à exécution. Il me faut néanmoins vous avouer que cette obtuse peccadille est de date récente. Elle porte en effet l’empreinte d’un affaissement irrémédiable, quoique prématuré, de l’organisme. À une époque antérieure, je pouvais, crésus insoucieux de sa fortune, m’accorder ce royal plaisir de ne jouer avec les idées que le temps qu’il faut pour effeuiller une marguerite ; maintenant, et ce m’est une amère jouissance, je dis, avec le même orgueil que Baudelaire :

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
de sorte que, fussent-elles banales, mes idées, je les recueille avec un soin prudent et m’empresse de leur donner corps.

Dans le cas dont nous occupons présentement, il me semble oiseux de vous détailler les moyens employés ; qu’il vous suffise de savoir qu’après une dizaine de jours d’une cour minutieuse et apparemment plausible, j’avais amené cette jeune fille à ce point, où la seule pudeur (ultime et instinctive rébellion du divin animal qu’est la femme) demeure à vaincre par le subterfuge élégant que vous suggèrera votre native délicatesse… J’abrège, n’est-ce-pas ?

En vérité je n’avais pas trop mal auguré le résultat, et ce matin-là, après « la nuit en question », je pus lire sur le visage endormi de celle qui, désormais, vivra de son rêve réalisé, les caractères non équivoques de la félicité suprême.

Ma mission était accomplie, aussi bien, je me sentais un