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Seulement quelquefois sur l’élément profond
Un palais englouti montrait l’or de son front ;
Quelques dômes, pareils à de magiques îles,
Restaient pour attester la splendeur de leurs villes[1].
Là parurent encore un moment deux mortels :
L’un la honte d’un trône, et l’autre des autels ;
L’un se tenant au bras de sa propre statue.
L’autre au temple élevé d’une idole abattue.
Tous deux jusqu’à la mort s’accusèrent en vain
De l’avoir attirée avec le flot divin[2].
Plus loin, et contemplant la solitude humide,
Mourait un autre roi, seul sur sa pyramide[3].
Dans l’immense tombeau, s’était d’abord sauvé
Tout son peuple ouvrier qui l’avait élevé[4] :
Mais la mer implacable, en fouillant dans les tombes.
Avait tout arraché du fond des catacombes :
Les mourants et leurs Dieux, les spectres immortels.
Et la race embaumée, et le sphinx des autels[5],
Et ce roi fut jeté sur les sombres momies
Qui dans leurs lits flottants se heurtaient endormies.
Expirant, il gémit de voir à son côté
Passer ces demi-Dieux sans immortalité[6],

  1. Bernardin de Saint-Pierre, pass. cité : Tout fut englouti dans les eaux, cités, palais, majestueuses pyramides, arcs de triomphe chargés des trophées des rois…
  2. Byron, Les Ténèbres : D’une immense cité il ne survécut que deux hommes, et c’étaient deux ennemis…
  3. Chateaubriand, Génie, 1er partie, l. I, ch. 3 : Il semble aux hommes qu’en entassant tombeaux sur tombeaux ils cacheront ce vice capital de leur nature, qui est de durer peu… Mais ils se trahissent eux-mêmes…, car plus la pyramide funèbre est élevée, plus la statue vivante placée au sommet diminue, et la vie paraît encore bien plus petite quand l’énorme fantôme de la mort l’exhausse dans ses bras.
  4. Var : P2, Tout son peuple, ouvrier qui l’avait élevé.
  5. Var : P2, A, Sphinx
  6. Var : D, ses demi-Dieux