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compte de ces difficultés lorsqu’on apprécie l’architecture de ces temps, et on met souvent sur le compte de l’architecte, on considère comme un désir puéril d’élever des constructions surprenantes par leur légèreté, ce qui n’est en réalité qu’une extrême pénurie de moyens. La pierre à bâtir était, aux XIIe et XIIIe siècles, comparativement à ce qu’elle est de notre temps, une matière rare, chère par conséquent ; force était de la ménager et de l’employer de façon à n’en faire entrer que le plus faible cubage possible dans les constructions. Il n’est pas besoin de recourir aux documents écrits pour reconnaître cette vérité ; il suffit d’examiner les édifices publics ou privés avec quelque attention, on reconnaît bientôt alors que les constructeurs, non-seulement ne posent pas une pierre de plus qu’il n’est nécessaire, mais encore qu’ils ne mettent jamais en œuvre que les qualités propres à chaque place, économisant avec un grand scrupule les pierres les plus chères, c’est-à-dire celles qui sont d’une très-grande dureté ou d’un fort volume. La main-d’œuvre, au contraire, étant comparativement alors peu élevée, les architectes ne se faisaient pas faute de la prodiguer. Il est assez dans l’ordre des choses, d’ailleurs, que lorsqu’une matière est chère par elle-même, on cherche à faire ressortir sa valeur par une façon extraordinaire. Nous recommandons ces observations aux personnes qui, non sans raisons, condamnent aujourd’hui l’imitation servile de l’architecture gothique. Voici ce que l’on pourrait dire, mais on n’y a point encore songé : « Si, au XIIe siècle, le mètre cube de pierre valait en moyenne 200 fr. et la journée d’un tailleur de pierre 1 fr., il était raisonnable de n’employer que le moins de pierre possible dans un édifice, et il était naturel de faire ressortir la valeur de cette matière précieuse par une façon qui coûtait si peu. Mais aujourd’hui que la pierre vaut en moyenne 100 fr. le mètre cube et que la journée d’un tailleur de pierre représente 6 et 7 fr., il n’y a plus les mêmes raisons pour tant épargner la pierre aux dépens de la solidité, et donner à cette matière qui coûte si peu une façon qui coûte si cher[1]. » Cette argumentation

  1. On se demandera peut-être comment il peut se faire que la pierre soit chère pendant que la main-d’œuvre est bon marché, puisque la pierre n’acquiert de valeur que par son extraction. À cela nous répondrons que l’extraction peut être faite avec plus ou moins d’habileté d’abord et au moyen d’engins plus ou moins puissants ; qu’un état industriel très avancé amène toujours une diminution de prix sur les matières premières, par la facilité d’extraction, de transport, et à cause de l’emploi de machines perfectionnées. Un mètre cube de pierre qui ne coûtera de transport que cinq francs, par exemple, par quarante kilomètres, sur un canal, coûtera vingt francs et plus amené sur des chariots, en supposant la même distance parcourue ; si les routes sont mauvaises, la différence sera bien plus considérable. Or c’est ce qui avait lieu pendant le moyen âge, sans compter les péages et droits d’extraction qui, souvent, étaient énormes. La centralisation est un des moyens les plus certains d’obtenir les matières premières à bon marché. Autrefois il n’y avait pas un abbé ou un seigneur sur les terres duquel il fallait passer qui ne fît payer un droit de transit, et ces droits étant arbitraires, il en résultait une augmentation considérable sur les prix d’extraction. Et la preuve qu’il en était