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[donjon]
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Cependant, au XIIIe siècle déjà, la féodalité perdait ces mœurs héroïques, peut-on dire, dont Enguerrand III est le dernier et le plus grand modèle. Ces demeures de géants ne pouvaient convenir à une noblesse aimant ses aises, politiquement affaiblie, ruinée par son luxe, par ses luttes et ses rivalités, prévoyant la fin de sa puissance et incapable de la retarder. Les grands vassaux de saint Louis et de Philippe le Hardi n’étaient plus de taille à construire de pareilles forteresses ; ils ne pouvaient se résoudre à passer les journées d’un long siège dans ces grandes salles voûtées, à peine éclairées, en compagnie de leurs hommes d’armes, partageant leur pain et leurs provisions. Chose digne de remarque, d’ailleurs, le donjon normand est divisé en un assez grand nombre de chambres ; le seigneur peut y vivre seul ; il cherche à s’isoler des siens, et même, au besoin, à se garantir d’une trahison. Le donjon de Philippe-Auguste, dont Coucy nous présente le spécimen le plus complet, est la forteresse dernière, le réduit d’un corps armé, agissant avec ensemble, mu par la pensée d’unité d’action. La tour est cylindrique ; cette forme de plan seule indique le système de défense partant d’un centre, qui est le commandant, pour se répandre suivant le besoin et rayonner, pour ainsi dire. C’est ainsi qu’on voit poindre chez nous, en pleine féodalité, ce principe de force militaire qui réside, avant tout, dans l’unité du commandement et la confiance des soldats en leur chef suprême. Et ce principe, que Philippe-Auguste avait si bien compris et mis en pratique, ce principe admis par quelques grands vassaux au commencement du XIIIe siècle, la féodalité l’abandonne dès que le pouvoir monarchique s’étend et attire à lui les forces du pays. C’est ainsi que les monuments gardent toujours l’empreinte du temps qui les a élevés.

Les peintures intérieures du donjon de Coucy ne consistent qu’en refends blancs sur fond ocre jaune, avec de belles bordures autour des archivoltes. Bientôt on ne se contenta pas de ces décorations d’un style sévère ; on voulut couvrir les parois des salles de sujets, de personnages, d’armoiries, de légendes. La noblesse féodale aimait les lettres, s’occupait d’art, tenait à instruire la jeunesse et lui présenter sans cesse devant les yeux de beaux exemples de chevalerie. « En l’an que l’on contoit mil quatre cens et XVI, et le premier jour de may, je, le seigneur de Caumont, estant de l’aage de XXV ans, me estoie en ung beau jardin de fleurs où il avoit foyson de oiseaux qui chantoient de beaux et gracieux chans, et en plusieurs de manières, don ils me feirent resjouir, si que, emprès, je fuy tant en pansant sur le fait de cest monde, que je veoye moult soutil et incliné à mault fère, et que tout ce estoit néant, à comparer à l’autre qui dure sans fin… »

« Et lors il me va souvenir de mes petits enfants qui sont jeunes et ignocens, lesquelx je voudroie que à bien et honneur tournassent, et bon cuer eussent, ainxi comme père doit vouloir de ces filz. Et parce que, selon nature, ils doyvent vivre plus que moy, et que je ne leur pourroie pas enseigner ne endoctrinier, car il faudra que je laisse cest