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MÉMOIRES.
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monde, de le voir à table, entouré de vingt princes de l’empire, servi dans la plus belle vaisselle d’or de l’Europe, et trente beaux pages, et autant de jeunes heiduques superbement parés, portant de grands plats d’or massif. Les grands officiers paraissaient alors, mais hors de là on ne les connaissait point.

On allait après dîner à l’opéra, dans cette grande salle de trois cents pieds de long, qu’un de ses chambellans, nommé Knobelsdorff[1] avait bâtie sans architecte. Les plus belles voix, les meilleurs danseurs, étaient à ses gages. La Barbarini dansait alors sur son théâtre : c’est elle qui depuis épousa le fils de son chancelier. Le roi avait fait enlever à Venise cette danseuse par des soldats, qui l’emmenèrent par Vienne même jusqu’à Berlin. Il en était un peu amoureux, parce qu’elle avait les jambes d’un homme. Ce qui était incompréhensible, c’est qu’il lui donnait trente-deux mille livres d’appointements.

Son poëte italien, à qui il faisait mettre en vers les opéras dont lui-même faisait toujours le plan, n’avait que douze cents livres de gages ; mais aussi il faut considérer qu’il était fort laid, et qu’il ne dansait pas. En un mot, la Barbarini touchait à elle seule plus que trois ministres d’État ensemble. Pour le poëte italien, il se paya un jour par ses mains. Il décousit, dans une chapelle du premier roi de Prusse, de vieux galons d’or dont elle était ornée. Le roi, qui jamais ne fréquenta de chapelle, dit qu’il ne perdait rien. D’ailleurs il venait d’écrire une Dissertation en faveur des voleurs, qui est imprimée dans les recueils de son Académie[2], et il ne jugea pas à propos cette fois-là de détruire ses écrits par les faits.

Cette indulgence ne s’étendait par sur le militaire. Il y avait dans les prisons de Spandau un vieux gentilhomme de Franche-Comté, haut de six pieds, que le feu roi avait fait enlever pour sa belle taille ; on lui avait promis une place de chambellan, et on lui en donna une de soldat. Ce pauvre homme déserta bientôt avec quelques-uns de ses camarades ; il fut saisi et ramené devant le roi, auquel il eut la naïveté de dire qu’il ne se repentait que de n’avoir pas tué un tyran comme lui. On lui coupa, pour réponse, le nez et les oreilles ; il passa par les baguettes trente-six fois ; après quoi il alla traîner la brouette à Spandau. Il la traînait encore quand M. de Valori, notre envoyé, me pressa

  1. Le même dont Frédéric parle dans sa lettre du 7 avril 1737.
  2. Je n’ai pas trouvé cette Dissertation dans les Mémoires de l’Académie de Berlin. (B.)