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MÉMOIRES.

attentif à toutes les opérations que le ministère, toujours obéré et toujours inconstant, fait dans les finances de l’État. Il y en a toujours quelqu’une dont un particulier peut profiter, sans avoir obligation à personne ; et rien n’est si doux que de faire sa fortune par soi-même : le premier pas coûte quelques peines ; les autres sont aisés. Il faut être économe dans sa jeunesse ; on se trouve dans sa vieillesse un fonds dont on est surpris. C’est le temps où la fortune est le plus nécessaire, c’est celui où je jouis ; et, après avoir vécu chez des rois, je me suis fait roi chez moi, malgré des pertes immenses.

Depuis que je vis dans cette opulence paisible et dans la plus extrême indépendance, le roi de Prusse est revenu à moi ; il m’envoya, en 1755, un opéra qu’il avait fait de ma tragédie de Mérope : c’était sans contredit ce qu’il avait jamais fait de plus mauvais. Depuis ce temps il a continué à m’écrire ; j’ai toujours été en commerce de lettres avec sa sœur la margrave de Baireuth, qui m’a conservé des bontés inaltérables.

[1] Pendant que je jouissais dans ma retraite de la vie la plus douce qu’on puisse imaginer, j’eus le petit plaisir philosophique de voir que les rois de l’Europe ne goûtaient pas cette heureuse tranquillité, et de conclure que la situation d’un particulier est souvent préférable à celle des plus grands monarques, comme vous allez voir.

L’Angleterre fit une guerre de pirates à la France[2], pour quelques arpents de neige, en 1756 ; dans le même temps l’impératrice, reine de Hongrie, parut avoir quelque envie de reprendre, si elle pouvait, sa chère Silésie, que le roi de Prusse lui avait arrachée. Elle négociait dans ce dessein avec l’impératrice de Russie et avec le roi de Pologne, seulement en qualité d’électeur de Saxe, car on ne négocie point avec les Polonais. Le roi de France, de son côté, voulait se venger sur les États de Hanovre du mal que l’électeur de Hanovre, roi d’Angleterre, lui faisait sur mer. Frédéric, qui était alors allié avec la France, et qui avait un profond mépris pour notre gouvernement, préféra l’alliance de l’Angleterre à celle de la France, et s’unit avec la maison de Hanovre, comptant empêcher d’une main les Russes d’avancer dans sa Prusse, et de l’autre les Français de venir en Allemagne : il se trompa dans ces deux idées ; mais il en avait

  1. Les éditeurs de Kehl avaient répété, dans le Commentaire historique, cet alinéa et les neuf qui le suivent.
  2. Voyez tome XV, le chapitre xxxi du Précis du Siècle de Louis XV.