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MÉMOIRES.

disait avoir prise de mourir, et je n’eus pas de peine à le déterminer à vivre. Je lui conseillai d’entamer une négociation avec le maréchal de Richelieu, d’imiter le duc de Cumberland ; je pris enfin toutes les libertés qu’on peut prendre avec un poëte désespéré, qui était tout prêt de n’être plus roi. Il écrivit en effet au maréchal de Richelieu ; mais, n’ayant pas de réponse, il résolut de nous battre. Il me manda qu’il allait combattre le prince de Soubise ; sa lettre finissait par des vers plus dignes de sa situation, de sa dignité, de son courage et de son esprit :

Quand on est voisin du naufrage,
Il faut, en affrontant l’orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.

[1] En marchant aux Français et aux Impériaux, il écrivit à Mme  la margrave de Baireuth, sa sœur, qu’il se ferait tuer ; mais il fut plus heureux qu’il ne le disait et qu’il ne le croyait. Il attendit, le 5 de novembre 1757, l’armée française et impériale dans un poste assez avantageux, à Rosbach, sur les frontières de la Saxe ; et, comme il avait toujours parlé de se faire tuer, il voulut que son frère le prince Henri acquittât sa promesse à la tête de cinq bataillons prussiens qui devaient soutenir le premier effort des armées ennemies, tandis que son artillerie les foudroierait, et que sa cavalerie attaquerait la leur.

En effet le prince Henri fut légèrement blessé à la gorge d’un coup de fusil ; et ce fut, je crois, le seul Prussien blessé à cette journée. Les Français et les Autrichiens s’enfuirent à la première décharge. Ce fut la déroute la plus inouïe et la plus complète dont l’histoire ait jamais parlé. Cette bataille de Rosbach sera longtemps célèbre. On vit trente mille Français et vingt mille Impériaux prendre une fuite honteuse et précipitée devant cinq bataillons et quelques escadrons. Les défaites d’Azincourt, de Crécy, de Poitiers, ne furent pas si humiliantes.

La discipline et l’exercice militaire que son père avait établis, et que le fils avait fortifiés, furent la véritable cause de cette étrange victoire. L’exercice prussien s’était perfectionné pendant cinquante ans. On avait voulu l’imiter en France comme dans tous les autres États ; mais on n’avait pu faire en trois ou quatre

  1. Les éditeurs de Kehl avaient répété, dans le Commentaire historique, cet alinéa et les dix qui le suivent.