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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot, la vieillesse du poète : car en lui, comme dans Corneille, la poésie du style fut la première qui vieillit ; et après Tancrède, où ce feu du génie jetait encore des étincelles, il fut absolument éteint.

Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun moment de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l’Académie française, l’éloge de mes Contes, qui faisaient, disait-il, leurs plus agréables lectures[1], enfin mon Analyse de la lettre de Rousseau à d’Alembert sur les spectacles[2], réfutation qu’il croyait sans réplique, et dont il me semblait faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les sujets de son entretien. Je lui demandai si Genève avait pris le change sur le vrai motif de cette lettre de Rousseau. « Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux qu’à Paris. On n’y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence. C’est à moi qu’il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d’un orgueil outré, il voudrait que, dans sa patrie, on ne parlât que de lui seul. Mon existence l’y offusque ; il m’envie l’air que j’y respire, et surtout il ne peut souffrir qu’en amusant quelquefois Genève, je lui dérobe à lui les moments où l’on pense à moi. »

Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes avec Mme Denis, et MM. Huber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement le pressâmes-nous d’aller se coucher ; plus éveillé que nous, il nous lut encore quelques chants du poëme de Jeanne. Cette lecture avait pour moi un charme inexprimable, car si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affectait selon moi une emphase trop monotone, une cadence trop marquée, personne ne disait les vers familiers et comiques avec autant de naturel, de finesse et de grâce : ses yeux et son sourire avaient une expression que je n’ai vue qu’à lui. Hélas ! c’était pour moi le chant du cygne, et je ne devais plus le revoir qu’expirant.

Nos adieux mutuels furent attendris jusqu’aux larmes, mais beaucoup plus de mon côté que du sien : cela devait être, car, indépendamment de ma reconnaissance et de tous les motifs que j’avais de l’aimer, je le laissais dans l’exil.


LI.


RECONSTRUCTION DE L’ÉGLISE DE FERNEY[3].

Aujourd’hui 6 août 1760, maître Guillon et maître Desplaces se sont engagés à bâtir les murs de l’église et sacristie de la paroisse de Ferney au lieu

  1. Les Contes moraux, parus d’abord dans le Mercure.
  2. Apologie du théâtre, ou Analyse de la lettre de Rousseau, citoyen de Genève, à d’Alembert, au sujet des spectacles, publiée d’abord dans le Mercure, en 1758.
  3. Léouzon Leduc, Voltaire et la Police, pages 258-259.