Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
374
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.


LIX.


MADAME SUARD À FERNEY[1].

(juin 1775).

LETTRES À M. SUARD.

Vous voulez donc, mon ami, publier ces lettres qui n’ont été écrites que pour vous seul et qui n’étaient guère destinées aux honneurs de l’impression ? Vous connaissiez mon enthousiasme pour M. de Voltaire : vous saviez que j’avais été nourrie, pour ainsi dire, dans l’admiration pour ce grand homme ; que dans un voyage qu’il avait fait en Flandre, il était allé voir mon père, qui avait un très-beau cabinet de physique. Cette visite avait laissé des traces ; on se la rappelait souvent dans ma famille, où ses beaux ouvrages étaient vivement appréciés et sentis. Entourée, depuis mon mariage, de tous les amis et de tous les admirateurs de M. de Voltaire ; amusée, ou enchantée sans cesse par le charme de ses écrits, mon enthousiasme pour lui n’a pu que s’accroître encore. Comment ne pas admirer celui qui emploie son génie à défendre les opprimés ; à parler de Dieu comme du père commun de tous les hommes ; de la tolérance comme du plus sacré de leurs droits et du plus cher de leurs devoirs ? J’ai toujours été disposée à croire que les vertus sont en proportion du sentiment de bonté et d’humanité que chaque homme porte dans le cœur. Eh ! en quel homme trouve-t-on ce sentiment plus profond, plus agissant que dans M. de Voltaire ? Cet intérêt généreux qu’il portait aux opprimés l’a accompagné jusqu’à son dernier souffle ; et dans son agonie même, ses dernières pensées ont été adressées à M. de Lally-Tolendal sur l’heureux succès d’une cause qui devait triompher, puisqu’elle était défendue par la piété filiale et l’éloquence la plus noble et la plus touchante.

En adorant le génie et l’âme passionnée de Voltaire pour les intérêts de ses semblables, je ne prétends pas approuver les excès où l’a souvent entraîné la violence de ses passions. Je ne le considère point comme un modèle de vertu dans sa vie, quoique remplie d’actions nobles et généreuses, je l’envisage encore moins comme un exemple de sagesse dans tous ses ouvrages. Je réserve le culte que nous devons à la parfaite vertu pour les Antonins, les Marc-Aurèles et les Fénelons. Mais notre reconnaissance et notre admiration s’attachent encore à ceux qui, malgré leurs erreurs et leurs fautes, ont employé tous les moyens d’un génie bienfaisant et actif à faire disparaître des erreurs funestes et dangereuses, et ont constamment travaillé à faire naître parmi leurs semblables de nouvelles vertus.

  1. Née à Lille, en 1750, et sœur du premier des Panckoucke, l’éditeur de l’Encyclopédie, elle épousa, vers 1774, Suard, alors âgé de 42 ans, en devint veuve en 1817, et mourut en 1830.