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Rendit grâce au destin qui le fit cuisinier.
On a vu quelquefois des choix assez bizarres.
Il est beaucoup d’emplois, mais les talents sont rares.
Si dans Rome avilie un empereur brutal
Des faisceaux d’un consul honora son cheval,
Il fut cent fois moins fou que ceux dont l’imprudence
Dans d’indignes mortels a mis sa confiance.
L’ignorant a porté la robe de Cujas ;
La mitre a décoré des têtes de Midas ;
Et tel au gouvernail a présidé sans peine,
Qui, la rame à la main, dut servir à la chaîne.
Le mérite est caché. Qui sait si de nos temps
Il n’est point, quoi qu’on dise, encor quelques talents ?
Peut-être qu’un Virgile, un Cicéron sauvage,
Est chantre de paroisse, ou juge de village.
Le sort, aveugle roi des aveugles humains.
Contredit la nature, et détruit ses desseins ;
Il affaiblit ses traits, les change ou les efface ;
Tout s’arrange au hasard, et rien n’est à sa place.




ÉPÎTRE LIX.


AU ROI DE PRUSSE.


À Bruxelles, le 9 avril 1741.


Non, il n’est point ingrat ; c’est moi qui suis injuste ;
Il fait des vers, il m’aime ; et ce héros auguste.
En inspirant l’amour, en répandant l’effroi,
Caresse encor sa muse, et badine avec moi.
Du bouclier de Mars il s’est fait un pupitre[1] ;
De sa main triomphante il me trace une épître,
Une épître où son cœur a paru tout entier.
J’y vois le bel esprit, et l’homme, et le guerrier.
C’est le vrai coloris de son âme intrépide.
Son style, ainsi que lui, brillant, mâle, et rapide,

  1. Le roi de Prusse était entré en Silésie depuis le mois de décembre 1740.