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CHAPITRE LIX.

enthousiasme de religion. Cette fureur épidémique parut alors pour la première fois, afin qu’il n’y eût aucun fléau possible qui n’eût affligé l’espèce humaine.

La première expédition de ce général Ermite fut d’assiéger une ville chrétienne en Hongrie, nommée Malavilla, parce que l’on avait refusé des vivres à ces soldats de Jésus-Christ qui, malgré leur sainte entreprise, se conduisaient en voleurs de grand chemin. La ville fut prise d’assaut, livrée au pillage, les habitants égorgés. L’Ermite ne fut plus alors maître de ses croisés, excités par la soif du brigandage. Un des lieutenants de l’Ermite, nommé Gauthier sans Argent, qui commandait la moitié des troupes, agit de même en Bulgarie. On se réunit bientôt contre ces brigands, qui furent presque tous exterminés ; et l’Ermite arriva enfin devant Constantinople avec vingt mille personnes mourant de faim.

Un prédicateur allemand nommé Godescalc, qui voulut jouer le même rôle, fut encore plus maltraité ; dès qu’il fut arrivé avec ses disciples dans cette même Hongrie où ses prédécesseurs avaient fait tant de désordres, la seule vue de la croix rouge qu’ils portaient fut un signal auquel ils furent tous massacrés.

Une autre horde de ces aventuriers, composée de plus de deux cent mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, croyant qu’elle allait défendre Jésus-Christ, s’imagina qu’il fallait exterminer tous les Juifs qu’on rencontrerait. Il y en avait beaucoup sur les frontières de France ; tout le commerce était entre leurs mains. Les chrétiens, croyant venger Dieu, firent main basse sur tous ces malheureux. Il n’y eut jamais, depuis Adrien, un si grand massacre de cette nation ; ils furent égorgés à Verdun, à Spire, à Worms, à Cologne, à Mayence ; et plusieurs se tuèrent eux-mêmes, après avoir fendu le ventre à leurs femmes, pour ne pas tomber entre les mains de ces barbares. La Hongrie fut encore le tombeau de cette troisième armée de croisés.

Cependant l’Ermite Pierre trouva devant Constantinople d’autres vagabonds italiens et allemands, qui se joignirent à lui, et ravagèrent les environs de la ville. L’empereur Alexis Comnène, qui régnait, était assurément sage et modéré ; il se contenta de se défaire au plus tôt de pareils hôtes. Il leur fournit des bateaux pour les transporter au delà du Bosphore. Le général Pierre se vit enfin à la tête d’une armée chrétienne contre les musulmans. Soliman, Soudan de Nicée, tomba avec ses Turcs aguerris sur cette multitude dispersée ; Gauthier sans Argent y périt avec beaucoup de pauvre noblesse. L’Ermite retourna cependant à Constantinople, regardé comme un fanatique qui s’était fait suivre par des furieux.