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CHAPITRE LVII.

Le plus puissant des croisés, Baudouin, comte de Flandre, se fit élire empereur. Ils étaient quatre prétendants. On mit quatre grands calices de l’église de Sophie pleins de vin devant eux ; celui qui était destiné à l’élu était seul consacré. Baudouin le but, prit les brodequins rouges, et fut reconnu. Ce nouvel usurpateur condamna l’autre usurpateur, Mirziflos[1], à être précipité du haut d’une colonne. Les autres croisés partagèrent l’empire. Les Vénitiens se donnèrent le Péloponèse, l’île de Candie et plusieurs villes des côtes de Phrygie, qui n’avaient point subi le joug des Turcs. Le marquis de Montferrat prit la Thessalie. Ainsi Baudouin n’eut guère pour lui que la Thrace et la Mœsie. A l’égard du pape, il y gagna, du moins pour un temps, l’Église d’Orient. Cette conquête eût pu avec le temps valoir un royaume : Constantinople était autre chose que Jérusalem.

Ainsi le seul fruit des chrétiens dans leurs barbares croisades fut d’exterminer d’autres chrétiens. Ces croisés, qui ruinaient l’empire, auraient pu, bien plus aisément que tous leurs prédécesseurs, chasser les Turcs de l’Asie. Les États de Saladin étaient déchirés. Mais de tant de chevaliers qui avaient fait vœu d’aller secourir Jérusalem, il ne passa en Syrie que le petit nombre de ceux qui ne purent avoir part aux dépouilles des Grecs. De ce petit nombre fut Simon de Montfort, qui, ayant en vain cherché un État en Grèce et en Syrie, se mit ensuite à la tête d’une croisade contre les Albigeois pour usurper avec la croix quelque chose sur les chrétiens ses frères.

Il restait beaucoup de princes de la famille impériale des Comnène, qui ne perdirent point courage dans la destruction de leur empire. Un d’eux, qui portait aussi le nom d’Alexis, se réfugia avec quelques vaisseaux vers la Colchide ; et là, entre la mer Noire et le mont Caucase, forma un petit État qu’on appela l’empire de Trébisonde : tant on abusait de ce mot d’empire.

Théodore Lascaris reprit Nicée, et s’établit dans la Bithynie, en se servant à propos des Arabes contre les Turcs. Il se donna aussi le titre d’empereur, et fit élire un patriarche de sa communion. D’autres Grecs, unis avec les Turcs mêmes, appelèrent à leur secours leurs anciens ennemis les Bulgares contre le nouvel empereur Baudouin de Flandre, qui jouit à peine de sa conquête (1205). Vaincu par eux près d’Andrinople, on

  1. Les Français, alors très-grossiers, l’appellent Mursufle, ainsi que d’Auguste ils ont fait août ; de pavo, paon ; de viginti, vingt ; de canis, chien ; de lupus, loup, etc. (Note de Voltaire.)