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ÉTAT DE LA GRÈCE SOUS LE JOUG DES TURCS.

les hommes. Louis XI, Henri VIII, Sixte-Quint, d’autres princes ont été aussi despotiques qu’aucun sultan. Si on approfondissait ainsi le secret des trônes de l’Asie, presque toujours inconnu aux étrangers, on verrait qu’il y a bien moins de despotisme sur la terre qu’on ne pense. Notre Europe a vu des princes, vassaux d’un autre prince qui n’est pas absolu, prendre dans leurs États une autorité plus arbitraire que les empereurs de la Perse et de l’Inde. Ce serait pourtant une grande erreur de penser que les États de ces princes sont par leur constitution un gouvernement despotique.

Toutes les histoires des peuples modernes, excepté peut-être celles d’Angleterre et d’Allemagne, nous donnent presque toujours de fausses notions, parce qu’on a rarement distingué les temps et les personnes, les abus et les lois, les événements passagers et les usages.

On se tromperait encore si on croyait que le gouvernement turc est une administration uniforme, et que du fond du sérail de Constantinople il part tous les jours des courriers qui portent les mêmes ordres à toutes les provinces. Ce vaste empire, qui s’est formé par la victoire en divers temps, et que nous verrons toujours s’accroître jusqu’au xviiie siècle, est composé de trente peuples différents qui n’ont ni la même langue, ni la même religion, ni les mêmes mœurs. Ce sont les Grecs de l’ancienne Ionie, des côtes de l’Asie Mineure et de l’Achaïe, les habitants de l’ancienne Colchide, ceux de la Chersonèse Taurique ; ce sont les Gètes devenus chrétiens, et connus sous le nom de Valaques et de Moldaves ; des Arabes, des Arméniens, des Bulgares, des Illyriens, des Juifs ; ce sont enfin les Égyptiens, et les peuples de l’ancienne Carthage, que nous verrons bientôt engloutis par la puissance ottomane. La seule milice des Turcs a vaincu tous ces peuples, et les a contenus. Tous sont différemment gouvernés : les uns reçoivent des princes nommés par la Porte, comme la Valachie, la Moldavie et la Crimée, Les Grecs vivent sous l’administration municipale dépendante d’un bâcha. Le nombre des subjugués est immense par rapport au nombre des vainqueurs ; il n’y a que très-peu de Turcs naturels ; presque aucun d’eux ne cultive la terre, très-peu s’adonnent aux arts. On pourrait dire ce que Virgile dit des Romains : Leur art est de commander[1]. La

  1. Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
    Hæ tibi erunt artes.

    Æn., VI, 851-52.