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D’ALEXANDRE VI, ET DE LOUIS XII.

quelques vraisemblances une accusation si horrible ; que ces écrivains ne se faisaient pas scrupule de charger Alexandre d’un forfait de plus, et qu’on pouvait soupçonner cette dernière scélératesse lorsque tant d’autres étaient avérées[1].

Alexandre VI laissa dans l’Europe une mémoire plus odieuse que celle des Néron et des Caligula, parce que la sainteté de son ministère le rendit plus coupable. Cependant c’est à lui que Rome dut sa grandeur temporelle, et ce fut lui qui mit ses successeurs en état de tenir quelquefois la balance de l’Italie. Son fils perdit tout le fruit de ses crimes, que l’Église recueillit. Presque toutes les villes dont il s’était emparé se donnèrent à d’autres dès que son père fut mort ; et le pape Jules II le força bientôt après de lui rendre celles qui lui restaient. Il ne conserva rien de toute sa funeste grandeur. Tout fut pour le saint-siége, à qui sa scélératesse fut plus utile que ne l’avait été l’habileté de tant de papes soutenue des armes de la religion. Mais ce qui est singulier, c’est que cette religion ne fut pas attaquée alors ; comme la plupart des princes, des ministres et des guerriers n’en avaient point du tout, les crimes des papes ne les inquiétaient pas. L’ambition effrénée ne faisait aucune réflexion à cette suite horrible de sacriléges ; on n’étudiait point, on ne lisait point. Le peuple, hébété, allait en pèlerinage. Les grands égorgeaient et pillaient ; ils ne voyaient dans Alexandre VI que leur semblable, et on donnait toujours le nom de saint-siége au siége de tous les crimes.

Machiavel prétend que les mesures de Borgia étaient si bien prises qu’il devait rester maître de Rome et de tout l’État ecclésiastique après la mort de son père ; mais qu’il ne pouvait pas prévoir que lui-même serait aux portes du tombeau dans le temps qu’Alexandre y descendrait. Amis, ennemis, alliés, parents, tout l’abandonna en peu de temps ; on le trahit comme il avait trahi tout le monde. Gonsalve de Cordoue, le grand capitaine auquel il s’était confié, l’envoya prisonnier en Espagne. Louis XII lui ôta son duché de Valentinois et sa pension. Enfin, évadé de sa prison, il se réfugia dans la Navarre. Le courage, qui n’est pas une vertu, mais une qualité heureuse, commune aux scélérats et aux grands hommes, ne l’abandonna pas dans son asile. Il ne quitta en rien son caractère : il intrigua, il commanda l’armée du roi de Navarre son beau-frère, dans une guerre qu’il conseilla

  1. Voltaire avait déjà combattu les insinuations de Guichardin dans sa Dissertation sur la mort de Henri IV, imprimée à la suite de la Henriade, tome VIII de la présente édition.