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CHAPITRE CLXIV.

yeux de son épouse, qui vit ainsi assassiner son second mari après avoir perdu le premier, ainsi que son père l’amiral, à la journée de la Saint-Barthélemy. Cet assassinat du prince d’Orange ne fut point commis par l’envie de gagner les vingt-cinq mille écus qu’avait promis Philippe, mais par l’enthousiasme de la religion[1]. Le jésuite Strada rapporte que Gérard soutint toujours dans les tourments « qu’il avait été poussé à cette action par un instinct divin ». Il dit encore expressément que « Jaurigny n’avait auparavant entrepris la mort du prince d’Orange qu’après avoir purgé son âme par la confession aux pieds d’un dominicain, et après l’avoir fortifiée par le pain céleste ». C’était le crime du temps : les anabaptistes avaient commencé. Une femme, en Allemagne, pendant le siége de Munster, avait voulu imiter Judith ; elle sortit de la ville dans le dessein de coucher avec l’évêque qui l’assiégeait, et de le tuer dans son lit. Poltrot de Méré avait assassiné François, duc de Guise, par les mêmes principes. Les massacres de la Saint-Barthélemy avaient mis le comble à ces horreurs : le même esprit fit répandre ensuite le sang de Henri III et de Henri IV, et forma la conspiration des poudres en Angleterre. Les exemples tirés de l’Écriture, prêchés d’abord par les réformés ou les novateurs, et trop souvent ensuite par les catholiques, faisaient impression sur des esprits faibles et féroces, imbécilement persuadés que Dieu leur ordonnait le meurtre. Leur aveugle fureur ne leur laissait pas comprendre que si Dieu demandait du sang dans l’ancien Testament, on ne pouvait obéir à cet ordre que quand Dieu lui-même descendait du ciel pour dicter de sa bouche, d’une manière claire et précise, ses arrêts sur la vie des hommes, dont il est le maître ; et qui sait encore si Dieu n’eût pas été plus content de ceux qui auraient fait des remontrances à sa clémence que de ceux qui auraient obéi à sa justice ?

Philippe II fut très-content de l’assassinat ; il récompensa la famille de Gérard ; il lui accorda des lettres de noblesse, pareilles à celles que Charles VII donna à la famille de la Pucelle d’Orléans, lettres par lesquelles le ventre anoblissait. Les descendants d’une sœur de l’assassin Gérard jouirent tous de ce singulier privilége jusqu’au temps où Louis XIV s’empara de la Franche-Comté : alors on leur disputa un honneur que les maisons les plus

  1. Les historiens hollandais prétendent, au contraire, que Gérard eut pour principal mobile les encouragements de Philippe. Ils s’autorisent d’une lettre de Farnèse au roi, qui existe dans les archives de Bruxelles, et dans laquelle le prince de Parme dit que Gérard lui avait communiqué son dessein. Reste à savoir si le document est authentique. (G. A.)