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DE LA CHINE AU XVIIe SIÈCLE.

ou la vie, sans forme et sans autre raison que sa volonté. Or s’il y eut jamais un État dans lequel la vie, l’honneur, et le bien des hommes, aient été protégés par les lois, c’est l’empire de la Chine. Plus il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l’administration est arbitraire ; et si quelquefois le souverain abuse de son pouvoir contre le petit nombre d’hommes qui s’expose à être connu de lui, il ne peut en abuser contre la multitude, qui lui est inconnue, et qui vit sous la protection des lois.

La culture des terres, poussée à un point de perfection dont on n’a pas encore approché en Europe, fait assez voir que le peuple n’était pas accablé de ces impôts qui gênent le cultivateur : le grand nombre d’hommes occupés de donner des plaisirs aux autres montre que les villes étaient florissantes autant que les campagnes étaient fertiles. Il n’y avait point de cité dans l’empire où les festins ne fussent accompagnés de spectacles. On n’allait point au théâtre, on faisait venir les théâtres dans sa maison ; l’art de la tragédie, de la comédie, était commun, sans être perfectionné : car les Chinois n’ont perfectionné aucun des arts de l’esprit ; mais ils jouissaient avec profusion de ce qu’ils connaissaient, et enfin ils étaient heureux autant que la nature humaine le comporte.

Ce bonheur fut suivi, vers l’an 1630, de la plus terrible catastrophe et de la désolation la plus générale. La famille des conquérants tartares, descendants de Gengis-kan, avait fait ce que tous les conquérants ont tâché de faire : elle avait affaibli la nation des vainqueurs, afin de ne pas craindre, sur le trône des vaincus, la même révolution qu’elle y avait faite. Cette dynastie des Iven ayant été enfin dépossédée par la dynastie Ming, les Tartares qui habitèrent au nord de la grande muraille ne furent plus regardés que comme des espèces de sauvages dont il n’y avait rien ni à espérer ni à craindre. Au-delà de la grande muraille est le royaume de Leaotong, incorporé par la famille de Gengis-kan à l’empire de la Chine, et devenu entièrement chinois. Au nord-est de Leaotong étaient quelques hordes de Tartares mantchoux, que le vice-roi de Leaotong traita durement. Ils firent des représentations hardies, telles qu’on nous dit que les Scythes en firent de tout temps depuis l’invasion de Cyrus : car le génie des peuples est toujours le même, jusqu’à ce qu’une longue oppression les fasse dégénérer. Le gouverneur, pour toute réponse, fit brûler leurs cabanes, enleva leurs troupeaux, et voulut transplanter les habitants. (1622) Alors ces Tartares, qui étaient libres, se choisirent un chef pour faire la guerre. Ce chef, nommé Taïtsou, se