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RÉSUMÉ DE CETTE HISTOIRE.

Il est aisé de juger par le tableau que nous avons fait de l’Europe, depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours, que cette partie du monde est incomparablement plus peuplée, plus civilisée, plus riche, plus éclairée, qu’elle ne l’était alors, et que même elle est beaucoup supérieure à ce qu’était l’empire romain, si vous en exceptez l’Italie.

C’est une idée digne seulement des plaisanteries des Lettres persanes, ou de ces nouveaux paradoxes, non moins frivoles, quoique débités d’un ton plus sérieux[1] de prétendre que l’Europe soit dépeuplée depuis le temps des anciens Romains.

Que l’on considère, depuis Pétersbourg jusqu’à Madrid, ce nombre prodigieux de villes superbes, bâties dans des lieux qui étaient des déserts il y a six cents ans ; qu’on fasse attention à ces forêts immenses qui couvraient la terre des bords du Danube à la mer Baltique, et jusqu’au milieu de la France ; il est bien évident que quand il y a beaucoup de terres défrichées, il y a beaucoup d’hommes. L’agriculture, quoi qu’on en dise, et le commerce, ont été beaucoup plus en honneur qu’ils ne l’étaient auparavant.

Une des raisons qui ont contribué en général à la population de l’Europe, c’est que dans les guerres innombrables que toutes ces provinces ont essuyées, on n’a point transporté les nations vaincues.

Charlemagne dépeupla, à la vérité, les bords du Véser ; mais c’est un petit canton qui s’est rétabli avec le temps. Les Turcs ont transporté beaucoup de familles hongroises et dalmatiennes ; aussi ces pays ne sont-ils pas assez peuplés ; et la Pologne ne manque d’habitants que parce que le peuple y est encore esclave.

Dans quel état florissant serait donc l’Europe, sans les guerres continuelles qui la troublent pour de très-légers intérêts, et souvent pour de petits caprices ! Quel degré de perfection n’aurait pas reçu la culture des terres, et combien les arts qui manufacturent ces productions n’auraient-ils pas répandu encore plus de secours et d’aisance dans la vie civile, si on n’avait pas enterré dans les cloîtres ce nombre étonnant d’hommes et de femmes inutiles ! Une humanité nouvelle qu’on a introduite dans le fléau de la guerre, et qui en adoucit les horreurs, a contribué encore à sauver les peuples de la destruction qui semble les menacer à chaque instant. C’est un mal, à la vérité très-déplorable, que cette multitude de soldats entretenus continuellement par tous les

  1. Ceux de Jean-Jacques Rousseau.