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CHAPITRE CLXXVII.

victimes immolées à la vengeance publique. Toutes les villes du Portugal imitèrent l’exemple de Lisbonne presque dans le même jour. Jean de Bragance fut partout proclamé roi sans le moindre tumulte : un fils ne succède pas plus paisiblement à son père. Des vaisseaux partirent de Lisbonne pour toutes les villes de l’Asie et de l’Afrique, pour toutes les îles qui appartenaient à la couronne de Portugal : il n’y en eut aucune qui hésitât à chasser les gouverneurs espagnols. Tout ce qui restait du Brésil, ce qui n’avait point été pris par les Hollandais sur les Espagnols, retourna aux Portugais, et enfin les Hollandais, unis avec le nouveau roi don Juan de Bragance, lui rendirent ce qu’ils avaient pris à l’Espagne dans le Brésil.

Les îles Açores, Mozambique, Goa, Macao, furent animées du même esprit que Lisbonne. Il semblait que la conspiration eût été tramée dans toutes ces villes. On vit partout combien une domination étrangère est odieuse, et en même temps combien peu le ministère espagnol avait pris de mesures pour conserver tant d’États.

On vit aussi comme on flatte les rois dans leurs malheurs, comme on leur déguise des vérités tristes. La manière dont Olivarès annonça à Philippe IV la perte du Portugal est célèbre. « Je viens vous annoncer, dit-il, une heureuse nouvelle : Votre Majesté a gagné tous les biens du duc de Bragance : il s’est avisé de se faire proclamer roi, et la confiscation de ses terres vous est acquise par son crime. » La confiscation n’eut pas lieu. Le Portugal devint un royaume considérable, surtout lorsque les richesses du Brésil commencèrent à lui procurer un commerce qui eût été très-avantageux si l’amour du travail avait pu animer l’industrie de la nation portugaise.

Le comte-duc Olivarès, longtemps le maître de la monarchie espagnole, et l’émule du cardinal de Richelieu, fut enfin disgracié pour avoir été malheureux. Ces deux ministres avaient été longtemps également rois, l’un en France, l’autre en Espagne, tous deux ayant pour ennemis la maison royale, les grands, et le peuple ; tous deux très-différents dans leurs caractères, dans leurs vertus, et dans leurs vices ; le comte-duc aussi réservé, aussi tranquille, et aussi doux, que le cardinal était vif, hautain et sanguinaire. Ce qui conserva Richelieu dans le ministère, et ce qui lui donna presque toujours l’ascendant sur Olivarès, ce fut son activité. Le ministre espagnol perdit tout par sa négligence ; il mourut de la mort des ministres déplacés : on dit que le chagrin les tue ; ce n’est pas seulement le chagrin de la solitude après le