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CHAPITRE XXVIII.

douteuse, tous ces messieurs vous auraient donné gain de cause ? »

Le duc d’Antin se distingua dans ce siècle par un art singulier, non pas de dire des choses flatteuses, mais d’en faire. Le roi va coucher à Petit-Bourg ; il y critique une grande allée d’arbres qui cachait la vue de la rivière. Le duc d’Antin la fait abattre pendant la nuit. Le roi, à son réveil, est étonné de ne plus voir ces arbres qu’il avait condamnés. « C’est parce que Votre Majesté les a condamnés, qu’elle ne les voit plus », répond le duc[1].

Nous avons aussi rapporté ailleurs[2] que le même homme ayant remarqué qu’un bois assez grand, au bout du canal de Fontainebleau, déplaisait au roi, prit le moment d’une promenade ; et, tout étant préparé, il se fit donner un ordre de couper ce bois, et on le vit dans l’instant abattu tout entier. Ces traits sont d’un courtisan ingénieux, et non pas d’un flatteur.

[3]On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable, parce que la base de sa statue, à la place des Victoires, est entourée d’esclaves enchaînés[4]. Mais ce n’est point lui qui fit ériger cette statue, ni celle qu’on voit à la place de Vendôme[5]. Celle de la place des Victoires est le monument de la grandeur d’âme et de la reconnaissance du premier maréchal de La Feuillade pour son souverain. Il y dépensa cinq cent mille livres, qui font près d’un million aujourd’hui ; et la ville en ajouta autant pour rendre la place régulière. Il parait qu’on a eu également tort d’imputer à Louis XIV le faste de cette statue, et de ne voir que de la vanité et de la flatterie dans la magnanimité du maréchal.

On ne parlait que de ces quatre esclaves ; mais ils figurent des vices domptés, aussi bien que des nations vaincues, le duel

  1. Voir Saint-Simon, à l’année 1707.
  2. Dans les Anecdotes imprimées en 1748.
  3. Dans les premières éditions, cet alinéa commençait ainsi : « On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable, parce que les bases de ses statues à la place des Victoires et à celle de Vendôme sont entourées d’esclaves enchaînés ; mais ce n’est point lui qui fit ériger ces statues. Celle de la place des Victoires, etc. » J’ai sous les yeux trois éditions qui contiennent ce passage, que l’auteur fit disparaître dans l’édition de Leipsic, 1752, deux volumes en quatre parties, et qui est intitulée : seconde édition, quoique ce fût au moins la quatrième, d’après ce que j’ai dit. Voyez, dans la Correspondance, les lettres à La Condamine des 29 avril et 12 octobre 1752. (B.)
  4. Les esclaves enchaînés furent enlevés quelques jours avant le 14 juillet 1790 et transportés à l’hôtel des Invalides, dont ils décorent la façade. (B.)
  5. Ces deux statues ont été détruites en 1792. À la place Vendôme on a, depuis, élevé la colonne en bronze ex œre capto, qu’on voit aujourd’hui. La statue de la place des Victoires était pédestre. La statue à cheval actuelle est de Bosio, et date de 1821.