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HISTOIRE DE CHARLES XII.


Il a créé une académie sur le modèle des sociétés fameuses de Paris et de Londres : les Delisle, les Bulfinger, les Hermann, les Bernoulli, le célèbre Wolf, homme excellent en tout genre de philosophie, ont été appelés à grands frais à Pétersbourg. Cette académie subsiste encore, et il se forme enfin des philosophes moscovites.

Il a forcé la jeune noblesse de ses États à voyager, à s’instruire, à rapporter en Russie la politesse étrangère. J’ai vu de jeunes Russes pleins d’esprit et de connaissances. C’est ainsi qu’un seul homme a changé le plus grand empire du monde. Il est affreux qu’il ait manqué à ce réformateur des hommes la principale vertu, l’humanité. De la brutalité dans ses plaisirs, de la férocité dans ses mœurs, de la barbarie dans ses vengeances, se mêlaient à tant de vertus. Il poliçait ses peuples, et il était sauvage. Il a, de ses propres mains, été l’exécuteur de ses sentences sur des criminels ; et dans une débauche de table il a fait voir son adresse à couper des têtes. Il y a dans l’Afrique des souverains qui versent le sang de leurs sujets de leurs mains ; mais ces monarques passent pour des barbares. La mort d’un fils qu’il fallait corriger ou déshériter rendrait la mémoire de Pierre odieuse, si le bien qu’il a fait à ses sujets ne faisait presque pardonner sa cruauté envers son propre sang.

Tel était le czar Pierre ; et ses grands desseins n’étaient encore qu’ébauchés lorsqu’il se joignit aux rois de Pologne et de Danemark contre un enfant qu’ils méprisaient tous. Le fondateur de la Russie voulut être conquérant ; il crut qu’il pourrait le devenir sans peine, et qu’une guerre si bien projetée serait utile à tous ses desseins. L’art de la guerre était un art nouveau qu’il fallait montrer à ses peuples.

D’ailleurs il avait besoin d’un port à l’orient de la mer Baltique pour l’exécution de toutes ses idées. Il avait besoin de la province de l’Ingrie, qui est au nord-est de la Livonie ; les Suédois en étaient maîtres, il fallait la leur arracher. Ses prédécesseurs avaient eu des droits sur l’Ingrie, l’Estonie, la Livonie ; le temps semblait propice pour faire revivre ces droits, perdus depuis cent ans et anéantis par des traités. Il conclut donc une ligue avec le roi de Pologne, pour enlever au jeune Charles XII tous ces pays qui sont entre le golfe de Finlande, la mer Baltique, la Pologne, et la Moscovie[1].

FIN DU LIVRE PREMIER.
  1. Ce livre se prolongeait encore dans les premières éditions.