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HISTOIRE DE CHARLES XII.


de cette cour, qui, ayant aujourd’hui la moitié de l’Europe pour ennemie irréconciliable, est toujours en défiance de l’autre, et ne soutient son crédit que par l’habileté des négociations ; cependant il songeait à se venger d’elle. Il dit au comte de Wratislau que les Suédois avaient autrefois subjugué Rome, et qu’ils n’avaient pas dégénéré comme elle. Il fit avertir le pape qu’il lui redemanderait un jour les effets que la reine Christine avait laissés à Rome. On ne sait jusqu’où ce jeune conquérant eût porté ses ressentiments et ses armes si la fortune eût secondé ses desseins. Rien ne lui paraissait alors impossible : il avait même envoyé secrètement plusieurs officiers en Asie, et jusque dans l’Égypte, pour lever le plan des villes, et l’informer des forces de ces États. Il est certain que si quelqu’un eût pu renverser l’empire des Persans et des Turcs, et passer ensuite en Italie, c’était Charles XII[1]. Il était aussi jeune qu’Alexandre, aussi guerrier, aussi entreprenant, plus infatigable, plus robuste et plus tempérant, et les Suédois valaient peut-être mieux que les Macédoniens ; mais de pareils projets, qui sont traités de divins quand ils réussissent, ne sont regardés que comme des chimères quand on est malheureux.

Enfin toutes les difficultés étant aplanies, toutes ses volontés exécutées, après avoir humilié l’empereur, donné la loi dans l’empire, avoir protégé sa religion luthérienne au milieu des catholiques, détrôné un roi, couronné un autre, se voyant la terreur de tous les princes, il se prépara à partir. Les délices de la Saxe, où il était resté oisif une année, n’avaient en rien adouci sa manière de vivre. Il montait à cheval trois fois par jour, se levait à quatre heures du matin, s’habillait seul, ne buvait point de vin, ne restait à table qu’un quart d’heure, exerçait ses troupes tous les jours, et ne connaissait d’autre plaisir que celui de faire trembler l’Europe.

Les Suédois ne savaient point encore où le roi voulait les mener. On se doutait seulement, dans l’armée, que Charles pourrait aller à Moscou. Il ordonna, quelques jours avant son départ, à son grand maréchal des logis de lui donner par écrit la route depuis Leipsick... Il s’arrêta un moment à ce mot ; et de peur que le maréchal des logis ne pût rien deviner de ses projets, il ajouta en riant : « Jusqu’à toutes les capitales de l’Europe. » Le maréchal lui apporta une liste de toutes ces routes, à la tête desquelles il avait affecté de mettre en grosses lettres : Route de Leipsick à Stockholm. La plupart des Suédois n’aspiraient qu’à y retourner ; mais le roi

  1. Tout cela rappelle les idées de Bonaparte à ses débuts. (G. A.)