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HISTOIRE DE CHARLES XII.


étaient immenses. L’armée suédoise marcha donc de ce côté, au grand regret[1] de tous les officiers, qui ne savaient rien du traité du roi avec les Cosaques. Charles envoya ordre à Levenhaupt de lui amener en diligence ses troupes, et des provisions dans l’Ukraine, où il projetait de passer l’hiver, afin que, s’étant assuré de ce pays, il pût conquérir la Moscovie au printemps suivant ; et cependant il s’avança vers la rivière de Desna, qui tombe dans le Borysthène à Kiovie.

Les obstacles qu’on avait trouvés jusqu’alors dans la route étaient légers en comparaison de ceux qu’on rencontra dans ce nouveau chemin. Il fallut traverser une forêt de cinquante lieues pleine de marécages. Le général Lagercron, qui marchait devant avec cinq mille hommes et des pionniers, égara l’armée vers l’orient, à trente lieues de la véritable route. Après quatre jours de marche, le roi reconnut la faute de Lagercron : on se remit avec peine dans le chemin ; mais presque toute l’artillerie et tous les chariots restèrent embourbés ou abîmés dans les marais.

Enfin, après douze jours d’une marche si pénible, pendant laquelle les Suédois avaient consommé le peu de biscuit qui leur restait, cette armée, exténuée de lassitude et de faim, arrive sur les bords de la Desna, dans l’endroit où Mazeppa avait marqué le rendez-vous ; mais au lieu d’y trouver ce prince, on trouva un corps de Moscovites qui avançait vers l’autre bord de la rivière. Le roi fut étonné ; mais il résolut sur-le-champ de passer la Desna, et d’attaquer les ennemis. Les bords de cette rivière étaient si escarpés qu’on fut obligé de descendre les soldats avec des cordes. Ils traversèrent la rivière selon leur manière accoutumée, les uns sur des radeaux faits à la hâte, les autres à la nage. Le corps des Moscovites, qui arrivait dans ce temps-là même, n’était que de huit mille hommes ; il ne résista pas longtemps, et cet obstacle fut encore surmonté.

Charles avançait dans ces pays perdus, incertain de sa route et de la fidélité de Mazeppa : ce Cosaque parut enfin, mais plutôt comme un fugitif que comme un allié puissant. Les Moscovites avaient découvert et prévenu ses desseins. Ils étaient venus fondre sur ses Cosaques, qu’ils avaient taillés en pièces : ses principaux amis, pris les armes à la main, avaient péri au nombre de trente par le supplice de la roue ; ses villes étaient réduites en cendres, ses trésors pillés, les provisions qu’il préparait au roi de Suède saisies : à peine avait-il pu échapper avec six mille hommes, et

  1. Variante : « Au grand étonnement. »