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LIVRE QUATRIÈME.


avec la Pologne, entouré d’ennemis, au milieu d’un pays où il n’avait guère de ressource que son courage[1].

Dans cette extrémité, le mémorable hiver de 1709, plus terrible encore sur ces frontières de l’Europe que nous ne l’avons senti en France, détruisit une partie de son armée. Charles voulait braver les saisons comme il faisait ses ennemis ; il osait faire de longues marches de troupes pendant ce froid mortel. Ce fut dans une de ces marches que deux mille hommes tombèrent morts de froid sous ses yeux. Les cavaliers n’avaient plus de bottes, les fantassins étaient sans souliers, et presque sans habits. Ils étaient réduits à se faire des chaussures de peaux de bêtes, comme ils pouvaient ; souvent ils manquaient de pain. On avait été réduit à jeter presque tous les canons dans des marais et dans des rivières, faute de chevaux pour les traîner. Cette armée, auparavant si florissante, était réduite à vingt-quatre mille hommes prêts à mourir de faim. On ne recevait plus de nouvelles de la Suède ; et on ne pouvait y en faire tenir. Dans cet état, un seul officier se plaignit, « Hé quoi ! lui dit le roi, vous ennuyez-vous d’être loin de votre femme ? Si vous êtes un vrai soldat, je vous mènerai si loin que vous pourrez à peine recevoir des nouvelles de Suède une fois en trois ans[2]. »

Le marquis de Brancas, depuis ambassadeur en Suède, m’a conté[3] qu’un soldat osa présenter au roi, avec murmure, en présence de toute l’armée, un morceau de pain noir et moisi, fait d’orge et d’avoine, seule nourriture qu’ils avaient alors, et dont ils n’avaient pas même suffisamment. Le roi reçut le morceau de pain sans s’émouvoir, le mangea tout entier, et dit ensuite froidement au soldat : « Il n’est pas bon, mais il peut se manger. » Ce trait, tout petit qu’il est, si ce qui augmente le respect et la confiance peut être petit, contribua plus que tout le reste à faire supporter à l’armée suédoise des extrémités qui eussent été intolérables sous tout autre général.

  1. Voltaire a beaucoup emprunté pour tout ce récit de combats à l’Histoire de Limiers.
  2. Vers janvier 1700, Charles parvint à chasser les Russes de l’Ukraine, et les poursuivit jusqu’aux frontières de ce pays. Là, il fit une halte : « Vite, vite, Gyllenkrock, dit-il, demandez le chemin de l’Asie. » Frappé de stupeur, le général dit que c’était une tout autre direction, « Mazeppa, répondit Charles, m’a assuré qu’elle n’était pas éloignée. Il nous faut y aller pour que nous puissions dire un jour que nous avons touché le sol de l’Asie. » C’était en effet chez le roi un parti pris. Il n’y renonça qu’après que Mazeppa lui eut assuré que l’Asie était en effet fort éloignée. (Geyer, Histoire de Suède.)
  3. Voltaire, dans les premières éditions, ne désignait pas la personne qui lui avait rapporté l’anecdote suivante.