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LIVRE QUATRIÈME.


maîtres dans l’art de la guerre. » Rehnsköld lui demanda qui étaient ceux qu’il honorait d’un si beau titre. « Vous, messieurs les généraux suédois, reprit le czar. — Votre Majesté est donc bien ingrate, reprit le comte, d’avoir tant maltraité ses maîtres ! » Le czar, après le repas, fit rendre les épées à tous les officiers généraux, et les traita comme un prince qui voulait donner à ses sujets des leçons de générosité et de la politesse qu’il connaissait. Mais ce même prince, qui traita si bien les généraux suédois, fit rouer tous les Cosaques qui tombèrent dans ses mains[1].

Cependant cette armée suédoise, sortie de la Saxe si triomphante, n’était plus. La moitié avait péri de misère ; l’autre moitié était esclave ou massacrée. Charles XII avait perdu en un jour le fruit de neuf ans de travaux, et de près de cent combats. Il fuyait dans une méchante calèche, ayant à son côté le major général Hord, blessé dangereusement[2]. Le reste de sa troupe suivait, les uns à pied, les autres à cheval, quelques-uns dans des charrettes, à travers un désert où ils ne voyaient ni huttes, ni tentes, ni hommes, ni animaux, ni chemins ; tout y manquait, jusqu’à l’eau même. C’était dans le commencement de juillet. Le pays est situé au quarante-septième degré. Le sable aride du désert rendait la chaleur du soleil plus insupportable : les chevaux tombaient ; les hommes étaient près de mourir de soif. Un ruisseau d’eau bourbeuse[3] fut l’unique ressource qu’on trouva vers la nuit ; on remplit des outres de cette eau, qui sauva la vie à la petite troupe du roi de Suède. Après cinq jours de marche, il se trouva sur le rivage du fleuve Hypanis, aujourd’hui nommé le Bog par les barbares, qui ont défiguré jusqu’au nom de ces pays, que des colonies grecques firent fleurir autrefois. Ce fleuve se joint à quelques milles de là au Borysthène, et tombe avec lui dans la mer Noire.

Au delà du Bog, du côté du midi, est la petite ville d’Oczakov, frontière de l’empire des Turcs. Les habitants, voyant venir à eux une troupe de gens de guerre dont l’habillement et le langage leur étaient inconnus, refusèrent de les passer à Oczakov sans un ordre de Mehemet bacha, gouverneur de la ville. Le roi envoya un exprès[4] à ce gouverneur, pour lui demander le passage ; ce

  1. Cette dernière phrase est postérieure aux premières éditions.
  2. Ne croirait-on pas voir Napoléon fuyant seul avec Caulaincourt ? (G. A.)
  3. Ruisseau que Voltaire avait entouré à tort de saules dans les premières éditions.
  4. Poniatowski.