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LIVRE CINQUIÈME.


trait de la satire huitième[1] où l’auteur traite Alexandre de fou et d’enragé, il déchira le feuillet.

De toutes les tragédies françaises, Mithridate était celle qui lui plaisait davantage, parce que la situation de ce roi vaincu, et respirant la vengeance, était conforme à la sienne. Il montrait avec le doigt à M. Fabrice les endroits qui le frappaient ; mais il n’en voulait lire aucun tout haut, ni hasarder jamais un mot en français. Même quand il vit depuis à Bender M. Désaleurs, ambassadeur de France à la Porte, homme d’un mérite distingué, mais qui ne savait que sa langue naturelle, il répondit à cet ambassadeur en latin ; et sur ce que M. Désaleurs protesta qu’il n’entendait pas quatre mots de cette langue, le roi, plutôt que de parler français, fit venir un interprète[2].

Telles étaient les occupations de Charles XII à Bender, où il attendait qu’une armée de Turcs vînt à son secours. Son envoyé présentait des mémoires en son nom au grand vizir, et Poniatowski les soutenait par le crédit qu’il savait se donner. L’insinuation réussit partout : il ne paraissait vêtu qu’à la turque ; il se procurait toutes les entrées. Le Grand Seigneur lui fit présent d’une bourse de mille ducats, et le grand vizir lui dit : « Je prendrai votre roi d’une main, et une épée dans l’autre, et je le mènerai à Moscou à la tête de deux cent mille hommes. » Ce grand vizir s’appelait Chourlouli Ali bacha ; il était fils d’un

  1. Les premières éditions portaient : « Quand il lut cette épître au roi de France, Louis XIV, où l’auteur, etc. » Brossette, dans l’édition qu’on fit à Lyon de l’Histoire de Charles XII, fit mettre : « Quand il lut cette satire, où l’auteur, etc. » Brossette trouvait dans la première version inexactitude et amphibologie, ainsi qu’on le voit par une lettre qu’il écrivit à Voltaire le 20 mars 1732, et à laquelle Voltaire répondit le 14 avril. Cependant ce n’est qu’en 1748 que Voltaire mit la version qu’on lit aujourd’hui. (B.)
  2. Charles XII affectait de ne pas parler le français ; cependant il possédait bien cette langue. L’historien suédois Gjorwel a publié trois lettres de ce prince, adressées à Stanislas ; deux sont antérieures à la bataille de Pultava ; il est persuadé que les Cosaques doivent le soutenir, ce qui le décide à marcher vers l’Ukraine. La troisième, qui mérite d’être rappelée, est datée du 27 d’aoust 1709, auprès de Bender :

    « Sire, ayant appris que la nouvelle de la bataille auprès de Pultava et l’incertitude de ma destinée ont causé beaucoup de peine à Votre Majesté, je n’ai pas voulu manquer à lui faire savoir que cette perte n’est pas d’une telle conséquence qu’elle ne puisse être réparée, et que ma blessure pourra être guérie dans quinze jours. C’est pourquoi je prie Votre Majesté de ne rien relâcher de son grand courage, et d’être assurée que je trouverai moyen de me rendre bientôt auprès d’elle avec un secours considérable. En attendant, je la recommande à la divine protection ; et demeure, de Votre Majesté, le bon frère, ami et voisin.

    « Carolus. »