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HISTOIRE DE CHARLES XII.


c’est-à-dire pour son lieutenant, l’intendant des douanes de Turquie. Il comptait que tous les Grecs[1] se rangeraient de son parti ; les patriarches grecs l’encouragèrent à cette défection. Le czar ayant donc fait un traité secret avec ce prince, et l’ayant reçu dans son armée, s’avança dans le pays, et arriva, au mois de juin 1711, sur le bord septentrional du fleuve Hiérase, aujourd’hui le Pruth, près d’Yassi, capitale de la Moldavie.

Dès que le grand vizir eut appris que Pierre Alexiowitz marchait de ce côté, il quitta aussitôt son camp, et, suivant le cours du Danube, il alla passer ce fleuve sur un pont de bateaux, près d’un bourg nommé Saccia, au même endroit où Darius fit construire autrefois le pont qui porta son nom. L’armée turque fit tant de diligence qu’elle parut bientôt en présence des Moscovites, la rivière du Pruth entre deux.

Le czar, sûr du prince de Moldavie, ne s’attendait pas que les Moldaves dussent lui manquer ; mais, souvent, le prince et les sujets ont des intérêts très-différents. Ceux-ci aimaient la domination turque, qui n’est jamais fatale qu’aux grands, et qui affecte de la douceur pour les peuples tributaires ; ils redoutaient les chrétiens, et surtout les Moscovites, qui les avaient toujours traités avec inhumanité. Ils portèrent toutes leurs provisions à l’armée ottomane : les entrepreneurs, qui s’étaient engagés à fournir des vivres aux Moscovites, exécutèrent avec le grand vizir le marché même qu’ils avaient fait avec le czar. Les Valaques, voisins des Moldaves, montrèrent aux Turcs la même affection : tant l’ancienne idée de la barbarie moscovite avait aliéné tous les esprits.

Le czar, ainsi trompé dans ses espérances, peut-être trop légèrement prises, vit tout d’un coup son armée sans vivres et sans fourrages. Les soldats désertaient par troupes, et bientôt cette armée se trouva réduite à moins de trente mille hommes près de périr de misère. Le czar éprouvait sur le Pruth, pour s’être livré à Cantemir, ce que Charles XII avait éprouvé à Pultava pour avoir trop compté sur Mazeppa. Cependant les Turcs passent la rivière, enferment les Russes, et forment devant eux un camp retranché. Il est surprenant que le czar ne disputât point le passage de la rivière, ou du moins qu’il ne réparât pas cette faute en livrant bataille aux Turcs immédiatement après le passage, au lieu de leur donner le temps de faire périr son armée de faim et de fatigue. Il semble que ce prince fit dans cette cam-

  1. M. Beuchot a mis « les Grecs », au lieu de « ses gens », d’après une annotation de Wagnière. Voyez son Avertissement, page 120, note 2.