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LIVRE HUITIÈME.


Le czar nomma l’île d’Aland pour les conférences que son ministre d’État Osterman devait avoir avec le baron de Görtz. On pria le duc d’Ormond de s’en retourner, pour ne pas donner de trop violents ombrages à l’Angleterre, avec laquelle le czar ne voulait rompre que sur le point de l’invasion ; on retint seulement à Pétersbourg Irnegan, le confident du duc d’Ormond, qui fut chargé des intrigues, et qui logea dans la ville avec tant de précaution qu’il ne sortait que de nuit, et ne voyait jamais les ministres du czar que déguisé tantôt en paysan, tantôt en Tartare.

Dès que le duc d’Ormond fut parti, le czar fit valoir au roi d’Angleterre sa complaisance d’avoir renvoyé le plus grand partisan du prétendant ; et le baron de Görtz, plein d’espérance, retourna en Suède.

Il retrouva son maître à la tête de trente-cinq mille hommes de troupes réglées, et les côtes bordées de milices. Il ne manquait au roi que de l’argent : le crédit était épuisé en dedans et en dehors du royaume. La France, qui lui avait fourni quelques subsides dans les dernières années de Louis XIV, n’en donnait plus sous la régence du duc d’Orléans, qui se conduisait par des vues toutes contraires. L’Espagne en promettait, mais elle n’était pas encore en état d’en fournir beaucoup. Le baron de Görtz donna alors une libre étendue à un projet qu’il avait déjà essayé avant d’aller en France et en Hollande : c’était de donner au cuivre la même valeur qu’à l’argent ; de sorte qu’une pièce de cuivre, dont la valeur intrinsèque est un demi-sou, passait pour quarante sous avec la marque du prince ; à peu près comme, dans une ville assiégée, les gouverneurs ont souvent payé les soldats et les bourgeois avec de la monnaie de cuir, en attendant qu’on pût avoir des espèces réelles. Ces monnaies fictices[1], inventées par la nécessité, et auxquelles la bonne foi seule peut donner un crédit durable, sont comme des billets de change, dont la valeur imaginaire peut excéder aisément les fonds qui sont dans un État.

Ces ressources sont d’un excellent usage dans un pays libre ;

  1. Dans l’édition de 1731, il y a : monnaies fictices ; dans celle de 1737, monnaies idéales ; dans celles de 1746, 1751, et de Kehl, monnaies fictives ; dans celles de 1748, 1752, 1756, 1761, 1768 (in-4°) et 1775, monnaies fictrices. L’exemplaire de 1748, avec corrections manuscrites, dont j’ai parlé dans mon avertissement, porte (au moyen d’une correction) monnaies fictices. (B.)

    — Une monnaie fictive est celle qui représente une monnaie réelle. Une monnaie fictice est celle qui est figurée, feinte, qui n’a pas de valeur intrinsèque. Le Dictionnaire de l’Académie n’a adopté que le mot fictif.