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DESCRIPTION DE LA RUSSIE.


descendaient tous les ans une rivière qui tombe dans la Duina[1], et venaient apporter au marché des martres et des renards noirs qu’ils troquaient pour des clous et des morceaux de verre, comme les premiers sauvages de l’Amérique donnaient leur or aux Espagnols ; il les fit suivre par ses enfants et par ses valets jusque dans leur pays. C’étaient des Samoyèdes, peuples qui paraissent semblables aux Lapons, mais qui ne sont pas de la même race. Ils ignorent comme eux l’usage du pain ; ils ont comme eux le secours des rangifères ou rennes, qu’ils attellent à leurs traîneaux. Ils vivent dans des cavernes, dans des huttes au milieu des neiges[2] ; mais d’ailleurs la nature a mis entre cette espèce d’hommes et celle des Lapons des différences très-marquées. On assure que leur mâchoire supérieure est plus avancée au niveau de leur nez, et que leurs oreilles sont plus rehaussées. Les hommes et les femmes n’ont de poil que sur la tête ; le mamelon est d’un noir d’ébène. Les Lapons et les Laponnes ne sont marqués à aucun de ces signes. On m’a averti, par des mémoires envoyés de ces contrées si peu connues, qu’on s’est trompé dans la belle Histoire naturelle du jardin du Roi[3] lorsqu’en parlant de tant de choses curieuses concernant la nature humaine on a confondu l’espèce des Lapons avec l’espèce des Samoyèdes. Il y a beaucoup plus de races d’hommes qu’on ne pense. Celles des Samoyèdes et des Hottentots paraissent les deux extrêmes de notre continent ; et si l’on fait attention aux mamelles noires des femmes Samoyèdes, et au tablier que la nature a donné aux Hottentotes, qui descend, dit-on, à la moitié de leurs cuisses, on aura quelque idée des variétés de notre espèce animale ; variétés ignorées dans nos villes, où presque tout est inconnu, hors ce qui nous environne.

Les Samoyèdes ont dans leur morale des singularités aussi grandes qu’en physique : ils ne rendent aucun culte à l’Être suprême ; ils approchent du manichéisme, ou plutôt de l’ancienne religion des mages, en ce seul point qu’ils reconnaissent un bon et un mauvais principe. Le climat horrible qu’ils habitent semble en quelque manière excuser cette créance si ancienne chez tant de peuples, et si naturelle aux ignorants et aux infortunés.

On n’entend parler chez eux ni de larcins ni de meurtres : étant presque sans passions, ils sont sans injustice. Il n’y a aucun terme dans leur langue pour exprimer le vice et la vertu. Leur

  1. Mémoires envoyés de Pétersbourg. (Note de Voltaire.)
  2. Idem, (Id.)
  3. Par Buffon.