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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE I.


de cent mille hommes, et marchait vers Yassi le long du Pruth, autrefois le fleuve Hiérase, qui tombe dans le Danube, et qui est à peu près la frontière de la Moldavie et de la Bessarabie. Il envoya alors le comte Poniatowski, gentilhomme polonais attaché à la fortune du roi de Suède, prier ce prince de venir lui rendre visite, et voir son armée. Charles ne put s’y résoudre ; il exigeait que le grand vizir lui fît sa première visite dans son asile près de Bender : sa fierté l’emporta sur ses intérêts[1]. Quand Poniatowski revint au camp des Turcs, et qu’il excusa les refus de Charles XII : « Je m’attendais bien, dit le vizir au kan des Tartares, que ce fier païen en userait ainsi. » Cette fierté réciproque, qui aliène toujours tous les hommes en place, n’avança pas les affaires du roi de Suède : il dut d’ailleurs s’apercevoir bientôt que les Turcs n’agissaient que pour eux, et non pas pour lui.

Tandis que l’armée ottomane passait le Danube, le czar avançait par les frontières de la Pologne, passait le Borysthène pour aller dégager le maréchal Sheremetof, qui, étant au midi d’Yassi sur les bords du Pruth, était menacé de se voir bientôt environné de cent mille Turcs et d’une armée de Tartares. Pierre, avant de passer le Borysthène, avait craint d’exposer Catherine à un danger qui devenait chaque jour plus terrible ; mais Catherine regarda cette attention du czar comme un outrage à sa tendresse et à son courage ; elle fit tant d’instances que le czar ne put se passer d’elle : l’armée la voyait avec joie à cheval, à la tête des troupes. Elle se servait rarement de voiture. Il fallut marcher au delà du Borysthène par quelques déserts, traverser le Bog, et ensuite la rivière du Tiras, qu’on nomme aujourd’hui Niester ; après quoi l’on trouvait encore un autre désert avant d’arriver à Yassi sur les bords du Pruth. Elle encourageait l’armée, y répandait la gaieté, envoyait des secours aux officiers malades, et étendait ses soins sur les soldats.

On arrive enfin à Yassi[2], où l’on devait établir des magasins. Le hospodar de Valachie Bassaraba, rentré dans les intérêts de la Porte, et feignant d’être dans ceux du czar, lui proposa la paix, quoique le grand vizir ne l’en eût point chargé : on sentit le piége ; on se borna à demander des vivres, qu’il ne pouvait ni ne voulait fournir. Il était difficile d’en faire venir de Pologne ; les provisions que Cantemir avait promises, et qu’il espérait en vain tirer de la Valachie, ne pouvaient arriver ; la situation devenait

  1. Fait omis dans l’Histoire de Charles XII. (G. A.)
  2. 4 juillet 1711. (Note de Voltaire.)