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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE III.


Le czar, ne doutant plus de la vérité, proposa le lendemain à sa femme d’aller dîner avec lui chez ce même Shepleff : il fit venir, au sortir de table, ce même homme qu’il avait interrogé la veille. Il vint vêtu des mêmes habits qu’il avait portés dans le voyage, le czar ne voulant point qu’il parût dans un autre état que celui auquel sa mauvaise fortune l’avait accoutumé, »

Il l’interrogea encore devant sa femme. Le manuscrit porte qu’à la fin il lui dit ces propres mots : « Cet homme est ton frère ; allons, Charles, baise la main de l’impératrice, et embrasse ta sœur. »

L’auteur de la relation ajoute que l’impératrice tomba en défaillance, et que lorsqu’elle eut repris ses sens le czar lui dit : « Il n’y a là rien que de simple ; ce gentilhomme est mon beau-frère : s’il a du mérite, nous en ferons quelque chose ; s’il n’en a point, nous n’en ferons rien. »

Il me semble qu’un tel discours montre autant de grandeur que de simplicité, et que cette grandeur est très-peu commune. L’auteur dit que Scavronski resta longtemps chez Shepleff, qu’on lui assigna une pension considérable, et qu’il vécut très-retiré. Il ne pousse pas plus loin le récit de cette aventure, qui servit seulement à découvrir la naissance de Catherine ; mais on sait d’ailleurs que ce gentilhomme fut créé comte, qu’il épousa une fille de qualité, et qu’il eut deux filles mariées à des premiers seigneurs de Russie. Je laisse au peu de personnes qui peuvent être instruites de ces détails à démêler ce qui est vrai dans cette aventure, et ce qui peut y avoir été ajouté. L’auteur du manuscrit ne paraît pas avoir raconté ces faits dans la vue de débiter du merveilleux à ses lecteurs, puisque son Mémoire n’était point destiné à voir le jour. Il écrit à un ami avec naïveté ce qu’il dit avoir vu. Il se peut qu’il se trompe sur quelques circonstances, mais le fond paraît très-vrai : car si ce gentilhomme avait su qu’il était frère d’une personne si puissante, il n’aurait pas attendu tant d’années pour se faire reconnaître. Cette reconnaissance, toute singulière qu’elle paraît, n’est pas si extraordinaire que l’élévation de Catherine : l’une et l’autre sont une preuve frappante de la destinée, et peuvent servir à nous faire suspendre notre jugement quand nous traitons de fables tant d’événements de l’antiquité, moins opposés peut-être à l’ordre commun des choses que toute l’histoire de cette impératrice.

Les fêtes que Pierre donna pour le mariage de son fils et le sien ne furent pas des divertissements passagers qui épuisent le trésor, et dont le souvenir reste à peine. Il acheva la fonderie des