Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
573
CONDAMNATION D’ALEXIS PÉTROVITZ.


mœurs qui lui étaient si chères. Ces dérèglements l’abrutirent. Sa femme, méprisée, maltraitée, manquant du nécessaire, privée de toute consolation, languit dans le chagrin, et mourut enfin de douleur en 1715, le 1er de novembre[1].

Elle laissait au prince Alexis un fils dont elle venait d’accoucher, et ce fils devait être un jour l’héritier de l’empire, suivant l’ordre naturel. Pierre sentait avec douleur qu’après lui tous ses travaux seraient détruits par son propre sang. Il écrivit à son fils, après la mort de la princesse, une lettre également pathétique et menaçante ; elle finissait par ces mots : « J’attendrai encore un peu de temps pour voir si vous voulez vous corriger ; sinon, sachez que je vous priverai de la succession, comme on retranche un membre inutile. N’imaginez pas que je ne veuille que vous intimider ; ne vous reposez pas sur le titre de mon fils unique : car si je n’épargne pas ma propre vie pour ma patrie et pour le salut de mes peuples, comment pourrai-je vous épargner ? Je préférerai de les transmettre plutôt à un étranger qui le mérite qu’à mon propre fils qui s’en rend indigne. »

Cette lettre est d’un père, mais encore plus d’un législateur ; elle fait voir d’ailleurs que l’ordre de la succession n’était point invariablement établi en Russie comme dans d’autres royaumes, par ces lois fondamentales qui ôtent aux pères le droit de déshériter leurs fils ; et le czar croyait surtout avoir la prérogative de disposer d’un empire qu’il avait fondé.

Dans ce temps-là même, l’impératrice Catherine accoucha d’un prince, qui mourut depuis en 1719[2]. Soit que cette nouvelle abattit le courage d’Alexis, soit imprudence, soit mauvais conseil, il écrivit à son père qu’il renonçait à la couronne et à toute espérance de régner. « Je prends Dieu à témoin, dit-il, et je jure sur mon âme, que je ne prétendrai jamais à la succession. Je mets mes enfants entre vos mains, et je ne demande que mon entretien pendant ma vie. »

Son père lui écrivit une seconde fois : « Je remarque, dit-il, que vous ne parlez dans votre lettre que de la succession, comme si j’avais besoin de votre consentement. Je vous ai remontré quelle douleur votre conduite m’a causée pendant tant d’années, et vous ne m’en parlez pas. Les exhortations paternelles ne vous

  1. On ne crut pas en Europe à la mort de cette princesse. Une aventurière, qui mourut à Vitry en 1771, se donna pour telle. Grimm parle de cette femme dans sa Correspondance, ainsi que Voltaire dans ses lettres.
  2. Voyez page 577.