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ANTHROPOPHAGES.

dans les siècles les plus civilisés, le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d’Ancre, et le peuple de la Haye manger le cœur du grand-pensionnaire de Witt, nous ne devons pas être surpris qu’une horreur, chez nous passagère, ait duré chez les sauvages.

« Les plus anciens livres que nous ayons ne nous permettent pas de douter que la faim n’ait poussé les hommes à cet excès... Le prophète Ézéchiel, selon quelques commentateurs[1], promet aux Hébreux, de la part de Dieu[2], que s’ils se défendent bien contre le roi de Perse ils auront à manger de la chair de cheval et de la chair de cavalier. Marco Paolo, ou Marc Paul, dit que, de son temps, dans une partie de la Tartarie, les magiciens ou les prêtres (c’était la même chose) avaient le droit de manger la chair des criminels condamnés à la mort. Tout cela soulève le cœur ;

  1. Ézéchiel, chapitre xxxix. (Note de Voltaire.)
  2. Voici les raisons de ceux qui ont soutenu qu’Ézéchiel, en cet endroit, s’adresse aux Hébreux de son temps, aussi bien qu’aux autres animaux carnassiers : car assurément les Juifs d’aujourd’hui ne le sont pas, et c’est plutôt l’Inquisition qui a été carnassière envers eux. Ils disent qu’une partie de cette apostrophe regarde les bêtes sauvages, et que l’autre est pour les Juifs. La première partie est ainsi conçue :
    « Dis à tout ce qui court, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes des champs : Assemblez-vous, hâtez-vous, courez à la victime que je vous immole, afin que vous mangiez la chair et que vous buviez le sang. Vous mangerez la chair des forts, vous boirez le sang des princes de la terre, et des béliers, et des agneaux, et des boucs, et des taureaux, et des volailles, et de tous les gras. »

    Ceci ne peut regarder que les oiseaux de proie et les bêtes féroces. Mais la seconde partie a paru adressée aux Hébreux mêmes : « Vous vous rassasierez sur ma table du cheval et du fort cavalier, et de tous les guerriers, dit le Seigneur, et je mettrai ma gloire dans les nations, etc. »

    Il est très-certain que les rois de Babylone avaient des Scythes dans leurs armées. Ces Scythes buvaient du sang dans les crânes de leurs ennemis vaincus, et mangeaient leurs chevaux, et quelquefois de la chair humaine. Il se peut très-bien que le prophète ait fait allusion à cette coutume barbare, et qu’il ait menacé les Scythes d’être traités comme ils traitaient leurs ennemis.

    Ce qui rend cette conjecture vraisemblable, c’est le mot de table. Vous mangerez à ma table le cheval et le cavalier. Il n’y a pas d’apparence qu’on ait adressé ce discours aux animaux, et qu’on leur ait parlé de se mettre à table. Ce serait le seul endroit de l’Écriture où l’on aurait employé une figure si étonnante. Le sens commun nous apprend qu’on ne doit point donner à un mot une acception qui ne lui a jamais été donnée dans aucun livre. C’est une raison très-puissante pour justifier les écrivains qui ont cru les animaux désignés par les versets 17 et 18, et les Juifs désignés par les versets 19 et 20. De plus, ces mots je mettrai ma gloire dans les nations, ne peuvent s’adresser qu’aux Juifs, et non pas aux oiseaux ; cela paraît décisif. Nous ne portons point notre jugement sur cette dispute ; mais nous remarquons avec douleur qu’il n’y a jamais eu de plus horribles atrocités sur la terre que dans la Syrie, pendant douze cents années presque consécutives. (Note de Voltaire.)