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ABRAHAM.

duit une multitude d’opinions différentes. Nous avions, suivant Moréri, soixante et dix systèmes de chronologie sur l’histoire dictée par Dieu même. Depuis Moréri il s’est élevé cinq nouvelles manières de concilier les textes de l’Écriture : ainsi voilà autant de disputes sur Abraham qu’on lui attribue d’années dans le texte quand il sortit de Haran. Et de ces soixante et quinze systèmes, il n’y en a pas un qui nous apprenne au juste ce que c’est que cette ville ou ce village de Haran, ni en quel endroit elle était. Quel est le fil qui nous conduira dans ce labyrinthe de querelles depuis le premier verset jusqu’au dernier ? la résignation.

L’esprit saint n’a voulu nous apprendre ni la chronologie, ni la physique, ni la logique ; il a voulu faire de nous des hommes craignant Dieu. Ne pouvant rien comprendre, nous ne pouvons être que soumis.

Il est également difficile de bien expliquer comment Sara, femme d’Abraham, était aussi sa sœur. Abraham dit positivement au roi de Gérare Abimélech, par qui Sara avait été enlevée pour sa grande beauté à l’âge de quatre-vingt-dix ans, étant grosse d’Isaac : « Elle est véritablement ma sœur, étant fille de mon père, mais non pas de ma mère ; et j’en ai fait ma femme[1] »

L’Ancien Testament ne nous apprend point comment Sara était sœur de son mari. Dom Calmet, dont le jugement et la sagacité sont connus de tout le monde, dit qu’elle pouvait bien être sa nièce.

Ce n’était point probablement un inceste chez les Chaldéens, non plus que chez les Perses leurs voisins. Les mœurs changent selon les temps et selon les lieux. On peut supposer qu’Abraham, fils de Tharé idolâtre, était encore idolâtre quand il épousa Sara, soit qu’elle fût sa sœur, soit qu’elle fût sa nièce.

Plusieurs pères de l’Église excusent moins Abraham d’avoir dit en Égypte à Sara[2] : « Aussitôt que les Égyptiens vous auront vue ils me tueront et vous prendront : dites donc, je vous prie, que vous êtes ma sœur, afin que mon âme vive par votre grâce. » Elle n’avait alors que soixante et cinq ans. Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Gérare pour amant, elle avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d’Égypte. En effet ce pharaon l’enleva, de même qu’elle fut enlevée depuis par Abimélech, roi de Gérare, dans le désert.

Abraham avait reçu en présent, à la cour de Pharaon, « beau-

  1. Genèse, XX, 12. (Note de Voltaire.)
  2. Ibid., XII, 12-13. (Id.)