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BLASPHÈME.

à la nymphe Égérie dans une caverne, et que la nymphe lui a donné des lois de la part de Jupiter. Les sénateurs le traitent d’abord de blasphémateur, et le menacent de le jeter de la roche Tarpéienne la tête en bas. Numa se fait un parti puissant. Il gagne des sénateurs qui vont avec lui dans la grotte d’Égérie. Elle leur parle ; elle les convertit. Ils convertissent le sénat et le peuple. Bientôt ce n'est plus Numa qui est un blasphémateur. Ce nom n'est plus donné qu’à ceux qui doutent de l’existence de la nymphe.

Il est triste parmi nous que ce qui est blasphème à Rome, à Notre-Dame de Lorette, dans l’enceinte des chanoines de San-Gennaro, soit piété dans Londres, dans Amsterdam, dans Stockholm, dans Berlin, dans Copenhague, dans Berne, dans Bâle, dans Hambourg. Il est encore plus triste que dans le même pays, dans la même ville, dans la même rue, on se traite réciproquement de blasphémateur.

Que dis-je ? des dix mille Juifs qui sont à Rome, il n’y en a pas un seul qui ne regarde le pape comme le chef de ceux qui blasphèment ; et réciproquement les cent mille chrétiens qui habitent Rome à la place des deux millions de joviens[1] qui la remplissaient du temps de Trajan, croient fermement que les Juifs s’assemblent les samedis dans leurs synagogues pour blasphémer.

Un cordelier accorde sans difficulté le titre de blasphémateur au dominicain, qui dit que la sainte Vierge est née dans le péché originel, quoique les dominicains aient une bulle du pape qui leur permet d’enseigner dans leurs couvents la conception maculée, et qu’outre cette bulle ils aient pour eux la déclaration expresse de saint Thomas d'Aquin.

La première origine de la scission faite dans les trois quarts de la Suisse, et dans une partie de la basse Allemagne, fut une querelle dans l’église cathédrale de Francfort, entre un cordelier dont j’ignore le nom, et un dominicain nommé Vigan[2].

Tous deux étaient ivres, selon l’usage de ce temps-là. L’ivrogne cordelier, qui prêchait, remercia Dieu dans son sermon de ce qu’il n'était pas jacobin, jurant qu’il fallait exterminer les jacobins blasphémateurs qui croyaient la sainte Vierge née en péché

  1. Joviens, adorateurs de Jupiter. (Note de Voltaire.)
  2. Voltaire a déjà raconté le fait dans son Essai sur les Mœurs, chapitre CXXIX. Il y revint dans son Avis sur les parricides imputés aux Calas, etc., paragraphe viii. Voyez les Mélanges, année 1766.