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DE LA CHINE.

Laissons donc, nous qui sommes d’hier, nous descendants des Celtes, qui venons de défricher les forêts de nos contrées sauvages ; laissons les Chinois et les Indiens jouir en paix de leur beau climat et de leur antiquité. Cessons surtout d’appeler idolâtres l’empereur de la Chine et le soubab de Dékan. Il ne faut pas être fanatique du mérite chinois : la constitution de leur empire est à la vérité la meilleure qui soit au monde ; la seule qui soit toute fondée sur le pouvoir paternel ; la seule dans laquelle un gouverneur de province soit puni quand, en sortant de charge, il n’a pas eu les acclamations du peuple ; la seule qui ait institué des prix pour la vertu, tandis que partout ailleurs les lois se bornent à punir le crime ; la seule qui ait fait adopter ses lois à ses vainqueurs, tandis que nous sommes encore sujets aux coutumes des Burgundiens, des Francs et des Goths, qui nous ont domptés. Mais on doit avouer que le petit peuple, gouverné par des bonzes, est aussi fripon que le nôtre ; qu’on y vend tout fort cher aux étrangers, ainsi que chez nous ; que dans les sciences, les Chinois sont encore au terme où nous étions il y a deux cents ans ; qu’ils ont comme nous mille préjugés ridicules ; qu’ils croient aux talismans, à l’astrologie judiciaire, comme nous y avons cru longtemps.

Avouons encore qu’ils ont été étonnés de notre thermomètre, de notre manière de mettre des liqueurs à la glace avec du salpêtre, et de toutes les expériences de Toricelli et d’Otto de Guericke, tout comme nous le fûmes lorsque nous vîmes ces amusements de physique pour la première fois ; ajoutons que leurs médecins ne guérissent pas plus les maladies mortelles que les nôtres, et que la nature toute seule guérit à la Chine les petites maladies comme ici ; mais tout cela n’empêche pas que les Chinois, il y a quatre mille ans, lorsque nous ne savions pas lire, ne sussent toutes les choses essentiellement utiles dont nous nous vantons aujourd’hui[1].

La religion des lettrés, encore une fois, est admirable. Point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature, et auxquels des bonzes donnent mille sens différents, parce qu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Énoch et Noé ; ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina.

  1. Fin de l’article en 1764. L’alinéa qui suit fut ajouté dans l’édition de 1767. (B.)