Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
532
EMPOISONNEMENTS.

sons que pour aller aux temples. Comment imaginer que tout à coup elles se fussent appliquées à connaître les poisons, qu’elles s’assemblassent pour en composer, et que sans aucun intérêt apparent elles donnassent ainsi la mort aux premiers de Rome ?

Laurent Échard, dans sa compilation abrégée, se contente de dire que « la vertu des dames romaines se démentit étrangement ; que cent soixante et dix d’entre elles, se mêlant de faire le métier d’empoisonneuses, et de réduire cet art en préceptes, furent tout à la fois accusées, convaincues, et punies ».

Tite-Live ne dit pas assurément qu’elles réduisirent cet art en préceptes. Cela signifierait qu’elles tinrent école de poisons, qu’elles professèrent cette science, ce qui est ridicule. Il ne parle point de cent soixante et dix professeuses en sublimé corrosif ou en vert-de-gris. Enfin il n’affirme point qu’il y eut des empoisonneuses parmi les femmes des sénateurs et des chevaliers.

Le peuple était extrêmement sot et raisonneur à Rome comme ailleurs ; voici les paroles de Tite-Live :

«[1] L’année 423 fut au nombre des malheureuses ; il y eut une mortalité causée par l’intempérie de l’air, ou par la malice humaine. Je voudrais qu’on pût affirmer avec quelques auteurs que la corruption de l’air causa cette épidémie, plutôt que d’attribuer la mort de tant de Romains au poison, comme l’ont écrit faussement des historiens pour décrier cette année. »

On a donc écrit faussement, selon Tite-Live, que les dames de Rome étaient des empoisonneuses : il ne le croit donc pas ; mais quel intérêt avaient ces auteurs à décrier cette année ? c’est ce que j’ignore.

Je vais rapporter le fait, continue-t-il, tel qu’on l’a rapporté avant moi. Ce n’est pas là le discours d’un homme persuadé. Ce fait d’ailleurs ressemble bien à une fable. Une esclave accuse environ soixante et dix femmes, parmi lesquelles il y en a de patriciennes, d’avoir mis la peste dans Rome en préparant des poisons. Quelques-unes des accusées demandent permission d’avaler leurs drogues, et elles expirent sur-le-champ. Leurs complices sont condamnées à mort sans qu’on spécifie le genre de supplice.

J’ose soupçonner que cette historiette, à laquelle Tite-Live ne croit point du tout, mérite d’être reléguée à l’endroit où l’on conservait le vaisseau qu’une vestale avait tiré sur le rivage avec sa ceinture, où Jupiter en personne avait arrêté la fuite des Romains, où Castor et Pollux étaient venus combattre à cheval, où l’on

  1. Première décade, livre VIII. (Note de Voltaire.)