Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome18.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
598
ÉQUIVOQUE.

Les citoyens de Rome saluent Karl, fils de Pepin le Bref l’Austrasien, du nom d’imperator. Entendaient-ils par là : Nous vous conférons tous les droits d’Octave, de Tibère, de Caligula, de Claude ; nous vous donnons tout le pays qu’ils possédaient ? Mais ils ne pouvaient le donner puisque, loin d’en être les maîtres, ils l’étaient à peine de leur ville. Jamais il n’y eut d’expression plus équivoque ; et elle l’était tellement qu’elle l’est encore.

L’évêque de Rome Léon III, qui, dit-on, déclara Charlemagne empereur, comprenait-il la force des termes qu’il prononçait ? Les Allemands prétendent qu’il entendait que Charles serait son maître ; la daterie a prétendu qu’il voulait dire qu’il serait maître de Charlemagne.

Les choses les plus respectables, les plus sacrées, les plus divines, n’ont-elles pas été obscurcies par les équivoques des langues ?

On demande à deux chrétiens de quelle religion ils sont ; l’un et l’autre répond : Je suis catholique. On les croit tous deux de la même communion : cependant l’un est de la grecque, l’autre de la latine, et tous deux irréconciliables. Si l’on veut s’éclaircir davantage, il se trouve que chacun deux entend par catholique universel, et qu’en ce cas universel a signifié partie.

L’âme de saint François est au ciel, est en paradis. Un de ces mots signifie l’air, l’autre veut dire jardin.

On se sert du mot esprit pour exprimer vent, extrait, pensée, brandevin rectifié, apparition d’un corps mort.

L’équivoque a été tellement un vice nécessaire de toutes les langues formées par ce qu’on appelle le hasard et par l’habitude, que l’auteur même de toute clarté et de toute vérité daigna condescendre à la manière de parler de son peuple : c’est ce qui fait qu’héloïm signifie en quelques endroits des juges, d’autres fois des dieux, et d’autres fois des anges.

« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, » serait une équivoque dans une langue et dans un sujet profane ; mais ces paroles reçoivent un sens divin de la bouche qui les prononce, et du sujet auquel elles sont appliquées.

« Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; or Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » Dans le sens ordinaire ces paroles pouvaient signifier : Je suis le même Dieu qu’ont adoré Abraham et Jacob, comme la terre qui a porté Abraham, Isaac et Jacob porte aussi leurs descendants ; le soleil qui luit aujourd’hui est le soleil qui éclairait Abraham, Isaac et Jacob ; la loi de leurs enfants est leur loi. Et cela ne signifie pas qu’Abraham,