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ESPRIT.

doivent en effet trouver de la stérilité, mais c’est dans eux-mêmes. Rem verba sequuntur[1] : quand on est bien pénétré d’une idée, quand un esprit juste et plein de chaleur possède bien sa pensée, elle sort de son cerveau tout ornée des expressions convenables, comme Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter. Enfin la conclusion de tout ceci est qu’il ne faut rechercher ni les pensées, ni les tours, ni les expressions ; et que l’art dans tous les grands ouvrages est de bien raisonner sans trop faire d’arguments, de bien peindre sans vouloir tout peindre, d’émouvoir sans vouloir toujours exciter les passions. Je donne ici de beaux conseils, sans doute. Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non.

Pauci, quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virus,
Dis geniti potuere[2].


SECTION II[3].


Le mot esprit, quand il signifie une qualité de l’âme, est un de ces termes vagues auxquels tous ceux qui les prononcent attachent presque toujours des sens différents : il exprime autre chose que jugement, génie, goût, talent, pénétration, étendue, grâce, finesse, et il doit tenir de tous ces mérites ; on pourrait le définir: raison ingénieuse.

C’est un mot générique qui a toujours besoin d’un autre mot qui le détermine ; et quand on dit : Voilà un ouvrage plein d’esprit, un homme qui a de l’esprit, on a grande raison de demander duquel. L’esprit sublime de Corneille n’est ni l’esprit exact de Boileau, ni l’esprit naïf de La Fontaine ; et l’esprit de La Bruyère, qui est l’art de peindre singulièrement, n’est point celui de Malebranche, qui est de l’imagination avec de la profondeur.

Quand on dit qu’un homme a un esprit judicieux, on entend moins qu’il a ce qu’on appelle de l’esprit qu’une raison épurée. Un esprit ferme, mâle, courageux, grand, petit, faible, léger, doux, emporté, etc., signifie le caractère et la trempe de l’âme, et n’a point de rapport à ce qu’on entend dans la société par cette expression : avoir de l’esprit.

  1. Horace, Art poét., 311.
  2. Virgile, Æn. , VI, 129 et suiv.
  3. Encyclopédie, tome V, 1755 ; mais Voltaire en parle dans sa lettre à Mme  du Deffant, du 2 juillet 1754.