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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome2.djvu/47

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LETTRES SUR ŒDIPE.

mettre plusieurs personnages sur la scène. Nous sommes aussi touchés de l’ébauche la plus grossière dans les premières découvertes d’un art, que des beautés les plus achevées lorsque la perfection nous est une fois connue. Ainsi Sophocle et Euripide, tout imparfaits qu’ils sont, ont autant réussi chez les Athéniens que Corneille et Racine parmi nous. Nous devons nous-mêmes, en blâmant les tragédies des Grecs, respecter le génie de leurs auteurs : leurs fautes sont sur le compte de leur siècle, leurs beautés n’appartiennent qu’à eux ; et il est à croire que, s’ils étaient nés de nos jours, ils auraient perfectionné l’art qu’ils ont presque inventé de leur temps.

Il est vrai qu’ils sont bien déchus de cette haute estime où ils étaient autrefois : leurs ouvrages sont aujourd’hui ou ignorés ou méprisés ; mais je crois que cet oubli et ce mépris sont au nombre des injustices dont on peut accuser notre siècle. Leurs ouvrages méritent d’être lus, sans doute ; et, s’ils sont trop défectueux pour qu’on les approuve, ils sont trop pleins de beautés pour qu’on les méprise entièrement.

Euripide surtout, qui me parait si supérieur à Sophocle, et qui serait le plus grand des poëtes s’il était né dans un temps plus éclairé, a laissé des ouvrages qui décèlent un génie parfait, malgré les imperfections de ses tragédies.

Eh ! quelle idée ne doit-on point avoir d’un poëte qui a prêté des sentiments à Racine même ? Les endroits que ce grand homme a traduits d’Euripide, dans son inimitable rôle[1] de Phèdre, ne sont pas les moins beaux de son ouvrage.

Dieux, que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?
. . . . . . . . . . . Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l’ai perdu, les dieux m’en ont ravi l’usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage ;
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.

Phèdre, I, iii.

Presque toute cette scène est traduite mot pour mot d’Euripide. Il ne faut pas cependant que le lecteur, séduit par cette traduction, s’imagine que la pièce d’Euripide soit un bon ouvrage : voilà le seul bel endroit de sa tragédie, et même le seul raisonnable ; car

  1. Les éditions de 1719 à 1775 disent : « inimitable tragédie ». (B.)