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LETTRES SUR ŒDIPE

[1]Pour moi, qui, sur son trône élevé par vous-même,

Deux ans après sa mort ai ceint le diadème,
Madame, jusqu’ici respectant vos douleurs,
Je n’ai point rappelé le sujet de vos pleurs,
Et, de vos seuls périls chaque jour alarmée,
Mon âme à d’autres soins sembla t être fermée.

Ce compliment ne me paraît point une excuse valable de l’ignorance d’Œdipe. La crainte de déplaire à sa femme en lui parlant de son premier mari ne doit point du tout l’empêcher de s’informer des circonstances de la mort de son prédécesseur : c’est avoir trop de discrétion et trop peu de curiosité. Il ne lui est pas permis non plus de ne point savoir l’histoire de Phorbas : un ministre d’État ne saurait jamais être un homme assez obscur pour être en prison plusieurs années sans qu’on n’en sache rien.

Jocaste a beau dire (acte Ier, scène iii) :

Dans un château voisin conduit secrètement,
Je dérobai sa tête à leur emportement ;


on voit bien que ces deux vers ne sont mis que pour prévenir la critique ; c’est une faute qu’on tache de déguiser, mais qui n’est pas moins faute.

Voici un défaut plus considérable qui n’est pas du sujet, et dont je suis seul responsable ; c’est le personnage de Philoctète. Il semble qu’il ne soit venu à Thèbes que pour y être accusé ; encore est-il soupçonné peut-être un peu légèrement, il arrive au premier acte, et s’en retourne au troisième ; on ne parie de lui que dans les trois premiers actes, et on n’en dit pas un seul mot dans les deux derniers. Il contribue un peu au nœud de la pièce, et le dénoûment se fait absolument sans lui. Ainsi il paraît que ce sont deux tragédies dont l’une roule sur Philoctète et l’autre sur Œdipe.

J’ai voulu donner à Philoctète le caractère d’un héros ; mais j’ai bien peur d’avoir poussé la grandeur d’âme jusqu’à la fanfaronnade. Heureusement, j’ai lu dans Mme  Dacier qu’un homme peut parler avantageusement de soi lorsqu’il est calomnié. Voilà le cas où se trouve Philoctète : il est réduit par la calomnie à la nécessité de dire du bien de lui-même. Dans une autre occasion, j’aurais taché de lui donner plus de politesse que de fierté ; et s’il s’était trouvé dans les mêmes circonstances que Sertorius et Pompée, j’aurais pris la conversation héroïque de ces

  1. Ce vers et le suivant ne sont dans aucune édition d’Œdipe. La première même contient les deux qu’on lit aujourd’hui. (B.)