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SUR LA TRAGÉDIE.

dépourvues de bienséance, d’ordre, de vraisemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Le style est trop ampoulé, trop hors de la nature, trop copié des écrivains hébreux si remplis de l’enflure asiatique ; mais[1] aussi les échasses du style figuré, sur lesquelles la langue anglaise est guindée, élèvent l’esprit bien haut, quoique par une marche irrégulière[2].

Il semble quelquefois que la nature ne soit pas faite en Angleterre comme ailleurs. Ce même Dryden, dans sa farce de Don Sebastien, roi de Portugal, qu’il appelle tragédie, fait parler ainsi un officier à ce monarque :

LE ROI SÉBASTIEN.

Ne me connais-tu pas, traître, insolent ?

ALONZE.

Je te connais fort bien, mais non pas pourQui, moi ?
Je te connais fort bien, mais non pas pour mon roi.
Tu n’es plus dans Lisbonne, où ta cour méprisable
Nourrissait de ton cœur l’orgueil insupportable.
Un tas d’illustres sots et de fripons titrés,
Et de gueux du bel air, et d’esclaves dorés,
Chatouillait ton oreille et fascinait ta vue ;
On t’entourait en cercle, ainsi qu’une statue ;
Quand tu disais un mot, chacun, le cou tendu,
S’empressait d’applaudir sans t’avoir entendu ;
Et ce troupeau servile admirait en silence
Ta royale sottise et ta noble arrogance.
Mais te voilà réduit à ta juste valeur…

Ce discours est un peu anglais ; la pièce d’ailleurs est bouffonne. Comment concilier, disent nos critiques, tant de ridicule et de raison, tant de bassesse et de sublime ? Rien n’est plus aisé à concevoir : il faut songer que ce sont des hommes qui ont écrit. La scène espagnole a tous les défauts de l’anglaise, et n’en a peut--

  1. 1734. « Mais aussi il faut avouer que les échasses du style figuré. »
  2. 1734. « Par une marche irrégulière. Le premier Anglais qui ait fait une pièce raisonnable, et écrite d’un bout à l’autre avec élégance, c’est l’illustre M. Addison. Son Caton d’Utique est un chef-d’œuvre pour la diction et pour la beauté des vers. Le rôle de Caton est à mon gré fort au-dessus de celui de Cornélie dans le Pompée de Corneille : car Caton est grand sans enflure, et Cornélie, qui d’ailleurs n’est pas un personnage nécessaire, vise quelquefois au galimatias. Le Caton de M. Addison me paraît le plus beau personnage qui soit sur aucun théâtre ; mais les autres rôles de la pièce n’y répondent pas, et cet ouvrage si bien écrit est défiguré par une intrigue froide d’amour qui répand sur la pièce une langueur qui la tue.
    « La coutume d’introduire de l’amour, etc. »