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CONSEILS À UN JOURNALISTE.

traits des pièces de Pierre Corneille, je dis de ses moins bonnes, vous avouâtes que c’était une chose impossible. Ces traits dont je parle étaient, par exemple, ces vers de la tragédie de Nicomède. Je veux, dit Prusias[1],

J’y veux mettre d’accord l’amour et la nature,
Être père et mari dans cette conjoncture.

Nicomède.

Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l’un ni l’autre.

Prusias.

Eh ! que dois-je être ?

Nicomède.
Roi.

Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n’est ni mari ni père :
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez.
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.

Vous n’inférerez point que les dernières pièces de ce père du théâtre soient bonnes, parce qu’il s’y trouve de si beaux éclairs : avouez leur extrême faiblesse avec tout le public.

Agésilas et Suréna ne peuvent rien diminuer de l’honneur que Cinna et Polyeucte font à la France. M. de Fontenelle, neveu du grand Corneille, dit, dans la Vie de son oncle, que, si le proverbe Cela est beau comme le Cid passa trop tôt, il faut s’en prendre aux auteurs qui avaient intérêt à l’abolir. Non, les auteurs ne pouvaient pas plus causer la chute du proverbe que celle du Cid : c’est Corneille lui-même qui le détruisit ; c’est à Cinna qu’il faut s’en prendre. Ne dites point avec l’abbé de Saint-Pierre que dans cinquante ans on ne jouera plus les pièces de Racine. Je plains nos enfants s’ils ne goûtent pas ces chefs-d’œuvre d’élégance. Comment leur cœur sera-t-il donc fait, si Racine ne les intéresse pas ?

Il y a apparence que les bons auteurs du siècle de Louis XIV dureront autant que la langue française ; mais ne découragez pas leurs successeurs en assurant que la carrière est remplie, et qu’il n’y a plus de place. Corneille n’est pas assez intéressant ; souvent Racine n’est pas assez tragique. L’auteur de Venceslas, celui de Rhadamiste et d’Électre, avec leurs grands défauts, ont des beautés particulières qui manquent à ces deux grands hommes ; et il est

  1. Nicomède, tragédie, acte IV, scène iii. (Note de Voltaire.)