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OBSERVATIONS SUR LE COMMERCE,

loi, et une perte prévue de loin n’est plus une perte. Quoique cette loi ne soit point en vigueur chez nous, il a bien fallu y revenir pourtant en effet, quelque détour que l’on ait pris : car trouver le moyen de ne payer que le quart de ce que je devais, n’est-ce pas une espèce de jubilé ? Or on a trouvé ce moyen très-aisément, en donnant aux espèces une valeur idéale, et en disant : Cette pièce d’or qui valait six francs, en vaudra aujourd’hui vingt-quatre ; et quiconque devait quatre de ces pièces d’or, sous le nom de six francs chacune, s’acquittera en payant une seule pièce d’or qu’on appellera vingt-quatre francs. Comme ces opérations se sont faites petit à petit, ce changement n’a point effrayé. Tel qui était à la fois débiteur et créancier gagnait d’un côté ce qu’il perdait de l’autre ; tel autre faisait le commerce ; tel autre enfin en souffrait, et se réduisait à épargner[1].

C’est ainsi que toutes les nations européanes en ont usé avant d’avoir établi un commerce réglé et puissant. Examinons les Romains ; nous verrons que l’as, la livre de cuivre de douze onces, fut réduit à six liards de notre monnaie d’aujourd’hui. Chez les Anglais, la livre sterling de seize onces d’argent est réduite à vingt-deux francs de notre monnaie. La livre de gros des Hollandais n’est plus qu’environ douze francs, ou douze de nos livres numéraires ; mais c’est notre livre qui a souffert les plus grands changements.

Nous appelions du temps de Charlemagne une monnaie courante, faisant la vingtième partie d’une livre, un solide, du nom romain solidum ; c’est ce solide que nous nommons un sou, comme nous appelons le mois d’Auguste barbarement août, que nous prononçons ou, à force de politesse ; de façon que dans notre langue si polie,

.....Hodieque manent vestigia ruris[2].

Enfin ce solide, ce sou, qui était la vingtième partie d’une livre, et la dixième partie d’un marc d’argent, est aujourd’hui une chétive monnaie de cuivre, qui représente la dix-neuf cent soixan-

  1. Voyez, sur cet objet, une note des éditeurs sur le Siècle de Louis XIV (chapitre ii). Nous observerons seulement que si, au lieu d’obliger à observer les conventions à la lettre, la loi se croyait en droit de les interpréter, il serait permis tout au plus d’obliger les créanciers à recevoir leur remboursement proportionnellement au prix moyen du blé, aux différentes époques. Les lois ridicules des Égyptiens avec leur jubilé ne méritent point d’être citées dans un ouvrage sérieux. (K.)
  2. Horace, livre II, épître ire, vers 100.