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DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI.

Tous les maîtres d’optique nous disent donc que la partie inférieure de l’œil rapporte tout d’un coup sa sensation à la partie supérieure de l’objet, et que la partie supérieure de la rétine rapporte aussi naturellement la sensation à la partie inférieure ; ainsi on voit l’objet dans sa situation véritable[1].

Mais quand vous aurez connu parfaitement tous ces angles, et toutes ces lignes mathématiques, par lesquelles on suit le chemin de la lumière jusqu’au fond de l’œil, ne croyez pas pour cela savoir comment vous apercevez les grandeurs, les distances, les situations des choses. Les proportions géométriques de ces angles et de ces lignes sont justes, il est vrai ; mais il n’y a pas plus de rapport entre elles et nos sensations qu’entre le son que nous entendons et la grandeur, la distance, la situation de la chose entendue. Par le son, mon oreille est frappée ; j’entends des tons, et rien de plus. Par la vue, mon œil est ébranlé ; je vois des couleurs, et rien de plus. Non-seulement les proportions de ces angles et de ces lignes ne peuvent en aucune manière être la cause immédiate du jugement que je forme des objets, mais en plusieurs cas ces proportions ne s’accordent point du tout avec la façon dont nous voyons les objets.

Par exemple, un homme vu à quatre pas, et à huit pas, est vu de même grandeur. Cependant l’image de cet homme, à quatre pas, est, à très-peu de chose près, double dans votre œil de celle qu’il y trace à huit pas. Les angles sont différents, et vous voyez l’objet toujours également grand ; donc il est évident par ce seul exemple, choisi entre plusieurs, que ces angles et ces lignes ne sont point du tout la cause immédiate de la manière dont nous voyons.

Avant donc que de continuer les recherches que nous avons commencées sur la lumière, et sur les lois mécaniques de la nature, vous m’ordonnez de dire ici comment les idées des distances, des grandeurs, des situations, des objets, sont reçues dans notre âme. Cet examen nous fournira quelque chose de nouveau et de vrai : c’est la seule excuse d’un livre.

  1. M. l’abbé Rochon a prouvé rigoureusement par l’expérience que, suivant la conjecture ingénieuse de M. d’Alembert, nous voyons les objets dans la direction de la perpendiculaire menée de l’objet au fond de l’œil : d’où il résulte que nous devons rapporter en haut l’objet dont l’image est tracée dans le bas de l’œil, et en bas celui dont l’image est tracée dans le haut de l’œil. Le jugement de l’âme n’est donc pas nécessaire pour redresser les images des objets, quoiqu’il puisse l’être pour nous apprendre à les rapporter en général à un lieu de l’espace (K.)