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DIALOGUE ENTRE MARC-AURÈLE

LE RÉCOLLET.

Marc-Aurèle ? J’ai entendu parler d’un nom à peu près semblable. Il y avait un empereur païen, à ce que je crois, qui se nommait ainsi.

MARC-AURÈLE.

C’est moi-même. J’ai voulu revoir cette Rome qui m’aimait et que j’ai aimée, ce Capitole où j’ai triomphé en dédaignant les triomphes, cette terre que j’ai rendue heureuse ; mais je ne reconnais plus Rome. J’ai revu la colonne qu’on m’a érigée, et je n’y ai plus retrouvé la statue du sage Antonin mon père[1] : c’est un autre visage.

LE RÉCOLLET.

Je le crois bien, monsieur le damné. Sixte-Quint a relevé votre colonne ; mais il y a mis la statue d’un homme[2] qui valait mieux que votre père et vous.

MARC-AURÈLE.

J’ai toujours cru qu’il était fort aisé de valoir mieux que moi ; mais je croyais qu’il était difficile de valoir mieux que mon père. Ma piété a pu m’abuser : tout homme est sujet à l’erreur. Mais pourquoi m’appelez-vous damné ?

LE RÉCOLLET.

C’est que vous l’êtes. N’est-ce pas vous (autant qu’il m’en souvient) qui avez tant persécuté des gens à qui vous aviez obligation, et qui vous avaient procuré de la pluie pour battre vos ennemis[3] ?

MARC-AURÈLE.

Hélas ! j’étais bien loin de persécuter personne : je rendis grâces au ciel de ce que, par une heureuse conjoncture, il vint à propos un orage dans le temps que mes troupes mouraient de soif ; mais je n’ai jamais entendu dire que j’eusse obligation de cet orage aux gens dont vous me parlez, quoiqu’ils fussent de fort bons soldats. Je vous jure que je ne suis point damné. J’ai fait trop de bien aux hommes pour que l’essence divine veuille me faire du mal. Mais dites-moi, je vous prie, où est le palais de l’empereur mon successeur. Est-ce toujours sur le mont Palatin ? car en vérité je ne reconnais plus mon pays.

  1. C’est vers l’an 138 de J.-C. que Catilius Severus, nommé ensuite Annius Verus, et enfin Marcus Aurelius Antoninus, fut adopté par Antonin, auquel il succéda le 7 mars de l’an 161.
  2. Saint Paul, dont Voltaire parle plus longuement dans le Dialogue du Douteur et de l’Adorateur.
  3. L’an 174, l’armée de Marc-Aurèle, se trouvant resserrée dans une forêt de Bohême, était près de périr de soif. Une pluie abondante, qui survint, fut, dit Tertullien, l’effet des prières de la légion mélitine, qui était chrétienne. (B.)