Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/426

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ordonna sur-le-champ à son maître d’hôtel d’en faire venir un pot. Pour moi, la moutarde me montait au nez ; je fis ce que je pus pour empêcher madame de faire cette expérience de physique ; elle n’en démordit point, et fut attrapée à sa moutarde comme elle l’avait été à sa montagne.

Tandis que nous faisions cette opération, arriva monsieur le comte, qui fut assez surpris de voir un pot de moutarde à terre entre madame la comtesse et moi. Elle lui apprit de quoi il était question. Monsieur le comte, avec un ton moitié sérieux, moitié railleur, lui dit que les miracles avaient cessé depuis la réforme ; qu’on n’en avait plus besoin[1], et qu’un miracle aujourd’hui est de la moutarde après dîner.

Ce mot seul dérangea toute la dévotion de madame la comtesse. Il ne faut quelquefois qu’une plaisanterie pour décider de la manière dont on pensera le reste de sa vie.

Madame la comtesse, depuis ce moment-là, crut aussi peu aux miracles modernes que son mari : de sorte que je me trouve aujourd’hui le seul homme du château qui ait le sens commun, c’est-à-dire qui croie aux miracles[2].

Leurs Excellences m’accablent tous les jours de railleries. Je joue à peu près le même rôle que l’aumônier du feu roi Auguste[3], qui était le seul catholique de la Saxe.

Je me renferme autant que je peux dans la morale ; mais cette morale ne laisse pas de m’embarrasser. Je vous confie, mon cher ami, que je suis amoureux de la fille du maître d’hôtel, qui est beaucoup plus jolie que Mlle Ferbot, et que la veuve anabaptiste qui épousa Jean Chauvin ou Calvin. Mais comme je suis absolument sans bien, je doute fort que monsieur le maître veuille m’accorder sa fille.

Jugez où en est réduit un jeune proposant de vingt-quatre ans, frais et vigoureux. M. le ministre Formey, qui est, sans contredit, le premier homme que nous ayons aujourd’hui dans l’Église et dans la littérature, écrivit, il y a plusieurs années, un excellent livre sur la continence des proposants, qu’il appelle un miracle continuel[4].

Il imagina dans ce livre d’établir un b… pour ces jeunes prédicateurs ; il en rédigea les lois, qui sont fort sages : surtout il ne

  1. Voyez page 370.
  2. C’était ici que finissait le morceau de cette lettre, qui, dans les Questions sur l’Encyclopédie, formait la section iv de l’article Miracles.
  3. Auguste III, mort le 5 octobre 1763.
  4. Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie. (B.)