Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/434

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ministres du saint Évangile de Genève écrivirent au ministre du saint Évangile de Moutier-Travers, contre M. Jean-Jacques Rousseau. Ils lui envoyèrent quelques brochures qu’ils avaient lâchées charitablement contre leur ancien concitoyen, et ils reprochèrent au pasteur d’avoir donné la communion à un homme qui, dans sa jeunesse, avait eu des entretiens avec un vicaire savoyard.

Vous savez comment M. de Montmolin, encouragé et illuminé par les prédicants de Genève, voulut excommunier M. Rousseau dans le village de Moutier-Travers. M. Rousseau prétendait qu’un entretien avec un vicaire n’était pas une raison pour être privé de la manducation spirituelle ; qu’on n’avait jamais excommunié Théodore de Bèze, qui avait eu des entretiens beaucoup plus privés avec le jeune Candide, pour lequel il avait fait des vers[1] qui ne valent pas ceux d’Anacréon pour Bathylle ; qu’en un mot, étant malade et pouvant mourir de mort subite, il voulait absolument être admis à la manducation de notre pays.

Il implora la protection de milord Maréchal[2], qui a pour cette manducation un très-grand zèle : sa faveur lui valut celle du roi. Sa Majesté, informée du désir ardent que M. Jean-Jacques Rousseau avait de communier, et sachant que non-seulement M. Rousseau croyait fermement tous les miracles, mais encore qu’il en avait fait à Venise, le mit sous sa sauvegarde royale : sauvegarde rarement efficace, depuis que l’empereur Sigismond, ayant protégé Jean Hus, le laissa rôtir par le pieux concile de Constance.

Notre gouvernement de Neufchâtel, plus sage, plus humain et plus respectueux que ce beau concile, se conforma pleinement à l’autorité du souverain ; il rendit, le 1er mai 1765, un arrêt par lequel il fut défendu de « molester, d’inquiéter, d’aggrédir de fait ou de paroles » le sieur Rousseau, son vicaire savoyard, et son pupille Émile, lequel pupille était devenu un excellent menuisier, fort utile à la communauté de Moutier-Travers.

M. de Montmolin, son diacre, et quelques autres dévots, tinrent peu de compte des ordres du roi et de l’arrêt du conseil ; ils répondirent qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes[3], et que si le conseil d’État a ses lois, l’Église a les siennes. En conséquence, on ameuta tous les petits garçons de la paroisse, qui,

  1. Les vers de Th. de Bèze sont intitulés Ad fibulam Candidœ (à l’agraphe de Candide). Sa maîtresse, vraie ou supposée, était donc du sexe féminin. (B.)
  2. George Keith, ami de Frédéric, qui l’avait nommé gouverneur de Neufchâtel ; mort en philosophe et en homme de bien quelques jours seulement avant Voltaire, le 25 mai 1778. (Cl.)
  3. Actes, v, 29.